– Nous ne pouvons vous offrir grand confort. Nos réserves ont Brûlé à Katarunk. Vous l'avez appris sans doute.
– Oui ! J'ai vu les cendres.
Il écoutait sa voix harmonieuse et oubliait de manger, la dévorant des yeux. « Ce garçon est encore plus fou que la première fois », songea-t-elle résignée.
– Mangez donc, lui intima-t-elle tout haut.
Il obéit et se mit à manger lentement, avec conviction, dans une sorte de béatitude. De la porte, les autres guettaient, et l'on regardait avec soupçon l'intrus. L'Espagnol le tenait toujours en surveillance au bout de son mousquet.
Pont-Briand n'entendait rien, ne voyait rien d'autre qu'Angélique. Il avait gagné assez cher cet instant...
– Le fort a brûlé, mais vous avez trouvé le moyen d'être saufs, dit-il. Comment avez-vous pu échapper aux Iroquois ? À Québec, lorsqu'on vous a su vivants, cela a fait l'effet d'un coup de tonnerre...
– On n'a guère dû s'en réjouir, n'est-ce pas ? Notre arrêt de mort avait été signé en dépit de M. de Loménie.
Elle le bravait, les prunelles assombries...
« Qu'elle est belle », se dit-il.
Angélique avait rejeté sa mante sur un escabeau. Elle y avait également posé un bouquet d'une espèce de petit buis noirâtre, qu'elle était allée cueillir ce matin, au bord du lac, en lisière de la forêt.
Pont-Briand admira sa taille fine, dégagée du lourd manteau, et, malgré les habits communs, sa prestance inégalée.
« C'est une reine ! pensait-il. Dans les salons, à Québec, on ne verrait qu'elle ! Que fait-elle au fond de ces bois ? Il faut l'en arracher »...
Sa vue lui mettait le feu au ventre. Même dans l'état de fatigue où il se trouvait, elle éveillait sa convoitise. Comme la première fois où il l'avait aperçue sous les arbres, il ressentait un choc brusque, une attirance mêlée de peur, quelque chose d'absolument nouveau. Même à demi mort, il ne pouvait s'empêcher de la désirer.
La chaleur du lieu, peu à peu, le pénétrait, tandis que la nourriture comblait son estomac douloureux, et qu'il cédait, affalé, à la douce et impérieuse tension de son corps sans essayer de la contrôler, l'accueillant plutôt comme un gage de vie et de renaissance après les heures mortelles qu'il venait de vivre.
Cette femme avait sur lui un pouvoir érotique indéniable. Elle valait la peine d'être venu, d'avoir failli y laisser sa peau. C'était peut-être une démone ? Mais qu'importait !
– Qui voudrait votre perte ? protesta-t-il en essayant de donner un sourire enjôleur à ses lèvres gercées. Même pas moi, que pourtant vous avez si aimablement canardé lors de notre première rencontre.
À ce souvenir, Angélique, qui le revit sautant le gué et barbotant dans l'eau, se mit à rire. Ce rire frais et spontané acheva Pont-Briand. Comme elle s'approchait de lui pour enlever son assiette, il saisit son poignet.
– Je vous adore, dit-il d'une voix sourde.
Elle cessa de rire et se dégagea en lui jetant un regard contrarié. Joffrey de Peyrac entrait dans la pièce.
– Vous voici donc, monsieur de Pont-Briand, dit-il d'un ton qui ne marquait aucun étonnement.
On aurait dit qu'il l'attendait.
Le lieutenant dressa sa haute taille, non sans peine.
– Restez donc assis. Les forces vous manquent.
– Vous venez du Saint-Laurent ? Il faut un courage peu commun pour se lancer en cette saison dans l'arrière-pays désert... Il est vrai que vous êtes canadien.
Pont-Briand, d'une main tâtonnante, cherchait sa pipe dans la poche de sa vareuse. Le comte lui passa du tabac. Le Huron, les yeux mi-clos, avait bourré son calumet. Angélique leur porta à chacun un tison.
Quelques bouffées parurent ranimer le lieutenant, et il se mit à décrire les difficultés qu'il avait éprouvées en chemin. Les tempêtes de neige les avaient plusieurs fois égarés.
– Et quelle urgence vous a contraint à ce voyage, seul, en cette saison ? demanda le comte. Si loin de votre port d'attache. Une mission à accomplir ?
Pont-Briand ne parut pas entendre. Puis il sursauta comme éveillé d'un songe. Il fixa sur Peyrac un regard qui ne comprenait pas.
– Que voulez-vous dire ?
– Ce que je dis. Est-ce un hasard qui vous amène parmi nous ?
– Certes, non.
– Vous aviez donc l'intention de joindre notre poste ? De nous y rencontrer ?
– Oui.
– Et dans quel but ?
De nouveau Pont-Briand tressautait, s'éveillait, et son regard semblait « voir » pour la première fois celui auquel il s'adressait et comprendre « qui » il était. Il ne répondait pas.
– Je crois que cet homme a sommeil, dit Angélique à mi-voix ; après un bon repos il nous communiquera les raisons de sa venue.
Mais le comte de Peyrac insistait.
– Pourquoi donc ? Êtes-vous chargé d'un message ?
Non, alors pourquoi ce voyage seul en une saison dangereuse ? Le regard de Pont-Briand fit le tour de la salle. Il passa la main à plusieurs reprises sur son front. Enfin il eut une réponse étrange.
– Parce qu'il le fallait, monsieur, il le fallait.
Chapitre 16
Le soir vint – l'obscurité tombait très vite. Le lieutenant de Pont-Briand était comme dédoublé. Il avait retrouvé sa faconde et distrayait l'assemblée par ses récits et les nouvelles qu'il apportait de Nouvelle-France.
Son teint avait repris sa franche coloration habituelle. Il parlait de Québec, où il s'était rendu récemment, d'un bal qu'on y avait donné, d'une pièce de théâtre qu'on y avait jouée au collège des Jésuites.
Angélique l'écoutait, les lèvres entrouvertes par l'intérêt, car il contait bien et elle éprouvait pour ce qu'il évoquait, les villes, les trois villes du Nord, Québec, Trois-Rivières et Montréal, une curiosité dévorante.
À plusieurs reprises elle rit, entraînée par la gaieté de ses propos, et Pont-Briand ne pouvait alors s'empêcher de lui jeter un regard dont il s'efforçait de ternir la flamme. Une prudence élémentaire lui était revenue. Il se rappelait seulement qu'il l'avait entendue rire de ce rire de gorge qui lui faisait passer un frisson à la racine des cheveux. Le comte de Peyrac ne lui avait pas redemandé quelle était la raison de son voyage, ce qu'il aurait été bien en peine de lui expliquer. Ainsi une partie de lui-même devisait joyeusement avec la compagnie ; l'autre, dans un sombre tourment, revivait les affres de ces derniers mois, tout d'abord quand il l'avait crue morte et que la vie lui avait paru si désolée qu'il en avait même perdu le goût du tabac. Jamais les jours ne lui avaient paru si longs. Il se revoyait marchant sur les remparts de son fort, regardant vers l'horizon comme si une forme féminine avait pu en surgir ou se perdant dans la contemplation du fleuve immobile, dont la carapace de glace avait tu le murmure. Il avait brutalement chassé la fille indienne avec laquelle il vivait depuis deux ans ; comme c'était la fille d'un chef local, cette décision lui avait attiré des ennuis. Il s'en moquait.
Et puis, tout à coup, la nouvelle était survenue, on ne sait comment, que les étrangers de Katarunk n'étaient pas morts sous le couteau des Iroquois. Ils étaient tous vivants, dans les montagnes... Et les femmes ? Oui, les femmes aussi... Des protégés du Diable à coup sûr, pour avoir échappé à un tel guet-apens... Alors, pour Pont-Briand, c'était devenu encore plus intenable. Il avait voulu revivre, redevenir comme avant. Il avait essayé d'autres femmes indiennes. Des jeunes, des délurées.