– Votre mari ? interrogea-t-il. Vous l'aimez ?
– Oui, certes, murmura-t-elle surprise.
Il poussa un éclat de rire sardonique.
– Alors, tant pis pour vous. Car cela ne l'empêche pas d'aller débaucher les sauvagesses. Il y en a deux là-bas dans la forêt qu'il a fait venir afin de se distraire, quand il a assez de vos embrassements. Sotte que Vous êtes de ne pas prendre votre plaisir avec celui qui passe, et de vous garder pour ce libertin qui vous bafoue. Vous n'en savez rien, mais tout le Canada est au courant... Et les hommes ici en rient et se moquent de vous !...
Comme appelé par un signe invisible, le Huron surgit à ses côtés et se mit à le suivre.
Chapitre 18
Il est parti, avertit Angélique lorsque les autres rentrèrent. Et elle détourna la tête. Joffrey de Peyrac s'approcha d'elle. Ainsi qu'il avait coutume de le faire quand il la revoyait après une absence un peu prolongée, il lui prit la main et lui baisa le bout des doigts. Mais elle se déroba à cet hommage furtif.
– Parti ! s'exclamait Malaprade indigné. À la nuit tombante et avec la tempête qui menace, et sans prendre congé de personne ! Qu'est-ce qui lui a pris à cet hurluberlu ? Décidément, ces Canadiens sont fous...
Angélique s'affairait aux travaux du soir. Elle appela Florimond et le pria tout bas d'aller porter la tasse de tisane à Sam Holton. Puis elle aida Mme Jonas à disposer les écuelles sur la table et alla étendre les casaques mouillées devant le second feu. Elle faisait ce qu'elle avait à faire avec diligence et un calme apparent, mais son esprit était bouleversé.
Les heures qui s'étaient écoulées depuis le départ de Pont-Briand avaient causé en elle de fulgurants ravages.
Elle ne pensait plus aux déclarations du lieutenant, mais la flèche empoisonnée qu'il lui avait lancée du seuil de la porte en s'en allant avait distillé peu à peu son venin. Angélique avait commencé par hausser les épaules en entendant Pont-Briand l'avertir que son mari la trompait avec des Indiennes du petit campement voisin. Et puis, tout à coup, elle avait trouvé à la vie quotidienne un autre aspect, et elle se demandait, avec une bouffée de chaleur aux joues, si, après tout, la chose n'était pas plausible. L'idée qu'il pût se distraire avec ces filles ne l'avait jamais effleurée, bien que le comte rendît de fréquentes visites au chef de tribu et qu'elle eût remarqué le manège de deux femmes, Argeti et Wannipa, autour de lui. Elles l'aguichaient et il leur répondait gaiement dans leur langue, en leur pinçant le menton et en leur faisant des présents de perles, comme à des enfants gâtés dont on veut se débarrasser...
Ces échanges innocents ne cachaient-ils pas une familiarité équivoque dont la signification lui avait échappé ?
Elle avait toujours été naïve pour découvrir les intrigues et, dans ce genre de mésaventures, les plus intéressés sont toujours les derniers avertis.
Pont-Briand parti, elle avait été chercher des perles dans le magasin de traite, dans l'intention de confectionner un collier pour Honorine qu'elle lui offrirait à Noël. Mais ses mains étaient fébriles, sa besogne n'avançait pas, et, par instants, elle haussait les épaules comme pour se débarrasser d'une idée inopportune. Mais l'idée faisait son chemin. Elle retrouvait cette sensation d'éloignement que lui donnait celui qui était son mari lorsqu'elle songeait à tout l'inconnu qu'il y avait en lui. Son indépendance avait toujours été un élément profond de sa nature. Devait-il y renoncer parce qu'il se retrouvait une épouse dont il avait pu se passer pendant quinze ans ? Après tout, il était le maître, le seul maître à bord, comme il l'avait déclaré certain jour. Il avait toujours été libre, au-delà de tous les scrupules. Il n'avait peur ni du péché ni de l'enfer. Il plaçait ailleurs les lois de sa propre discipline... Et soudain elle avait eu si mal qu'elle s'était levée, laissant là son ouvrage, et elle avait couru vers les bois comme pour y fuir.
La neige ne permettait pas d'aller loin. Elle ne pourrait même pas marcher longuement dans les bois pour y calmer son agitation. Elle était prisonnière. Alors elle était revenue et elle avait commencé à s'exhorter à la raison.
« C'est la vie », se dit-elle, répétant sans y songer le mot désenchanté des pauvres filles lorsqu'elles sont allées au-delà de leur courage et qu'elles voient bien qu'elles ne seront pas les plus fortes.
« C est la vie, tu comprends ! lui disait autrefois, dix fois par jour, la Polak, son amie de la Cour des Miracles. Les hommes sont comme ça. »
Les hommes n'ont pas de l'amour la même conception que les femmes. La façon d'aimer des femmes est pleine d'illusions, de rêves, d'aspirations sentimentales et démesurées. Que s'était-elle imaginé ? Qu'au-delà de leurs étreintes il y avait des liens renoués, quelque chose qui ne pouvait exister qu'entre lui et elle, que cette fusion des sens signifiait le sentiment électif de leurs deux corps l'un pour l'autre, l'impossibilité de s'en distraire et de s'en séparer, symbole de l'accord plus élevé de leurs cœurs et de leurs esprits. C'était croire à un impossible miracle. Cet accord est si rare. Et ce qui leur avait été donné jadis ne pouvait recommencer, car ils avaient changé l'un et l'autre. Et n'était-ce pas déraisonnable que de donner ce nom d'infidélité à des ébats avec des sauvagesses. Il fallait lui cacher sa désillusion profonde. Il en aurait vite assez d'une épouse jalouse et accapareuse. Mais, pour elle, la lumière s'était éteinte et elle se demandait comment, demain, elle ferait face.
Le raisonnement était bousculé par certaines visions précises qui la tourmentaient. Il riait avec les sauvagesses, il caressait leurs seins menus, il trouvait plaisir à pénétrer leurs corps souples, à la forte odeur primitive, et ces visions faisaient tressaillir Angélique et la faisaient souffrir dans sa chair et dans sa fierté.
Ce sentiment que les hommes ne comprennent jamais : la fierté d'une femme. La blessure est sur elle, mais aussi la souillure. Cela ne s'explique pas. Cela est ! Ils ne se rendent pas compte...
Les enfants étaient rentrés avec des piaillements aigus animés par leur promenade et leurs jeux. Ils contaient leurs aventures. Ils avaient glissé à des vitesses extraordinaires, ils avaient vu des traces de lièvre blanc, Mme Jonas était tombée dans une congère. On avait eu beaucoup de mal à l'en retirer.
Les joues d'Honorine étaient rouges comme des pommes d'api et elle était très excitée.
– C'est moi qui glissais le plus vite, maman ! Écoute, maman...
– Oui, je t'écoute, disait Angélique, distraite...
Elle s'était remise à penser à Pont-Briand. Il y avait en lui quelque chose qui lui rappelait cet ogre roux qui avait été son gardien au château du Plessis-Bellière, quand le roi l'y retenait prisonnière. Comment s'appelait-il donc ?... Elle ne se souvenait plus. Lui aussi était fou de ce désir pour elle et guère plus subtil que Pont-Briand pour exprimer sa flamme. Il venait, le soir, frapper à sa porte et l'importunait de cent façons... Elle avait toujours été persuadée que c'était lui qui avait engendré Honorine, la nuit du viol. Et Pont-Briand lui ressemblait. À ce seul souvenir, une vague de dégoût serrait sa gorge.
Les hommes, quand ils rentrèrent à leur tour, montraient un appétit féroce. On leur servit une collation de viande séchée et des galettes de maïs.
Angélique se brûla les doigts en retournant les galettes sur la cendre.
– Quelle sotte je fais ! s'exclama-t-elle, les yeux brillants de larmes qu'elle ne put retenir.
Tout le long de la soirée elle réussit à vaquer sans défaillance à ses occupations. Elle alluma les lampes une à une, et c'était un travail qu'elle aimait. La lumière des lampes à graisse était roussâtre et faible. Elle avait de la douceur, du mystère. D'instinct on se mettait à parler plus bas.