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En la plaçant à ses côtés, il l'avait exposée aux flèches. Il l'avait révélée, et c'était sans doute à un monde qui n'était pas prêt pour cette révélation et s'efforcerait de la rejeter à tout prix. Dès l'instant où, prenant sa main, il avait dit aux êtres rassemblés sur la plage de Gouldsboro :

« Je vous présente ma femme, la comtesse de Peyrac », il l'avait fait sortir de l'ombre, où seule, avec des ruses de petite bête pourchassée, elle essayait de passer inaperçue, il l'avait de nouveau exposée aux regards et ce ne pourrait être que des regards d'amour ou de haine, car elle ne laissait personne indifférent.

Peyrac se surprenait à regarder autour de lui l'immobilité blanche, la nature glacée et inhumaine, comme s'il y voyait s'assembler des ennemis aux visages encore dissimulés mais implacables. En allant ainsi de l'avant, il tombait dans le piège de l'ennemi, il faisait ce qu'on attendait qu'il rît, mais rien ne pouvait le retenir car, au sein de ces menaces, il y avait une femme qui était la sienne par des droits imprescriptibles, une femme dont il savait seul qu'elle était fragile, une femme dans toute la vulnérabilité de son sexe et qu'il se devait de défendre farouchement et de façon intraitable...

– Père ! Père !

– Quoi donc ?...

– Rien, disait Florimond, hébété de fatigue.

Devant la face que le comte tournait vers lui, où le regard avait la dureté d'une lame acérée, le pauvre garçon ne pouvait trouver le courage d'avouer que ses pieds étaient de plomb. Son père était le seul être devant lequel il perdait parfois contenance. Et, en même temps, il ne pouvait s'empêcher d'admirer sur l'éclat d'un ciel sombre au couchant nuageux, gris et or, l'homme gigantesque, aux tempes argentées, au visage marqué de cicatrices et parfois impressionnant, qu'il était parti chercher au-delà des Océans et qui ne l'avait pas déçu : son père.

Le comte de Peyrac reprit sa route, indifférent aux difficultés de la marche. Il se contentait de les surmonter par les réflexes de son corps entraîné aux pires fatigues, et sa pensée reprenait son monologue intérieur : qui était ce « on » qui s'attaquerait à lui et à elle ? Il ne savait pas encore. S'agissait-il d'une sombre conjuration matérielle ou au contraire spirituelle, de la défense d'une idée, d'une mystique, ou d'intérêts sordides, d'un mouvement de foule ou de la vindicte d'un seul individu qui symboliserait tous les autres ?... Ce qui était certain, c'est que la présence d'Angélique, qui avait ajouté à leurs forces mutuelles, les avait aussi désignés à des forces destructives, qui parfois restent endormies et neutres, mais qu'une provocation excessive, soudain, réveille dans leur férocité. Or, Angélique n'était-elle pas, à elle seule, si belle, si vivante, une provocation, un défi ?... Si lui-même pouvait, par la ruse, donner le change, il savait que, pour elle, on voudrait sa perte, sa destruction... C'était un peu comme s'il avait été « l'Autre » et devinait ses pensées... Il s'arrêta. Et Florimond en profita pour souffler, en s'épongeant. Les sourcils froncés, Peyrac contemplait au fond de lui ce qu'il venait de découvrir. Angélique, en abordant le Nouveau Monde, avait éveillé contre elle un ennemi très puissant.

– C'est bon, fit-il entre ses dents. Nous verrons.

Les mots ne franchissaient pas ses lèvres car, raidies de froid, elles bougeaient à peine.

Chapitre 21

Ils trouvèrent encore ce soir-là un abri utilisé par Pont-Briand. Sous l'épaisse retombée des branches d'un pin, protégé par des remparts de neige soufflée, le sol à peine humide était de mousse sèche, de terre et d'aiguilles de pin et gardait les traces noires d'un feu. Des branches de conifères étaient jetées au sol en épais tapis. D'autres, ajoutées à celles qui formaient voûte au-dessus de l'emplacement préservé, composaient un entrelacement serré et particulièrement hermétique à travers lequel la fumée du feu qu'ils allumèrent eut de la peine à se frayer un passage. Peyrac agrandit de son coutelas l'ouverture, tandis que Florimond se pelotonnait au sol en toussant et pleurant, suffoqué. Il n'avait pas encore acquis l'endurance des Indiens dont les yeux supportent sans dommage la corrosive et habituelle présence de la fumée qui, en été, les protège des moustiques et des maringouins. Mais, au bout de quelque temps, le feu fut clair et haut, dans cet abri naturel que leur offrait la forêt. Les branches ne risquaient pas de prendre feu à cause de la neige amoncelée au-dehors. Seules quelques aiguilles roussissaient et crépitaient alentour de l'orifice d'appel d'air que par instants léchaient les flammes et répandaient une odeur basalmique. Il y avait juste la place pour se tenir à deux assis, les pieds dans le feu, ou couchés en rond, la tête posée sur les sacs, chacun d'un côté du foyer. Assez rapidement, une bonne chaleur régna et Florimond cessa de claquer des dents, de grommeler et de se moucher. La circulation, en revenant dans ses extrémités glacées, lui causa de vives souffrances, mais il se retint de grimacer, car là, c'était une vraie douleur, et il aurait été indigne de se plaindre de la part d'un coureur de bois qui doit se préparer à subir un jour la torture de la main des Iroquois. Le comte avait posé sur les charbons un petit récipient de fonte contenant de la neige. L'eau vint rapidement à ébullition. Après y avoir fait infuser des fruits d'églantier, il y ajouta une bonne rasade de rhum, qu'en habitué des Caraïbes il préférait à l'eau-de-vie, et quelques morceaux de sucre candi. Au seul parfum de la boisson brûlante, Florimond ressuscita, et, après avoir bu, il se sentit très euphorique. En silence, le père et le fils dévorèrent des morceaux de galette de maïs avec, ô régal, des tranches de lard et de viande fumée. Puis des fruits sèches, de ces baies acidulées qu'Angélique distribuait parfois avec autant de solennité que s'il se fût agi de pépites d'or. De temps en temps, une grosse goutte d'eau tombait avec un bruit mat sur leurs épais vêtements. C'étaient quelques morceaux de glace, accrochés aux aiguilles du pin au-dessus d'eux et qui fondaient doucement à la chaleur du feu.

La difficulté était de garder assez de bois à l'intérieur de cet abri pour alimenter sans cesse la flamme nécessaire. De quelques coups de hachette, Florimond avait coupé un fagot, pris aux branches basses des arbres alentour. Florimond se disait que parfois, au temps où il rêvait à son père en écoutant les récits du vieux Pascalou, à l'hôtel du Beautreillis2, il avait senti ce père plus proche de lui que devant l'homme lui-même, retrouvé. Pourtant, la rencontre qu'il en avait faite quelques années plus tôt était très semblable au rêve. Il avait trouvé en Nouvelle-Angleterre un homme de mer, un grand seigneur et un savant qui lui communiquerait sa science à laquelle il aspirait, bien plus que son cœur n'appelait à l'affection paternelle. Lorsque les jésuites chez lesquels il avait été pensionnaire un temps, près de Paris, accueillaient plus que froidement les mirifiques inventions de sire Florimond, celui-ci se consolait en se disant : « Mon père est bien plus savant que tous ces... imbéciles pour lesquels seule la scolastique compte, non les faits observés », et c'était vrai. S'il lui arrivait, maintenant que son père était devant lui vivant, de demeurer comme paralysé et muet de confusion, lui, Florimond qui avait conversé familièrement avec le roi Louis XIV et traité de haut de si éminents professeurs, c'était qu'il se trouvait en vérité subjugué par la personnalité transcendante de ce père dont il découvrait un peu plus chaque jour le savoir, l'expérience et jusqu'à l'endurance physique exceptionnelle. Joffrey de Peyrac sentait que son fils le considérait moins comme un père que comme un maître. Florimond, lorsqu'il était parti à sa recherche, atteignait ses quatorze ans. Il commençait à sentir le besoin d'un magister qu'il pût suivre avec confiance et ne découvrant parmi ceux qu'on lui désignait que sophisme et lâcheté, faux-fuyant, ignorance et superstition, il les avait fuis.