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Il ferma les yeux et parut las. Pendant toute cette évocation, il avait parlé à phrases brèves et lentes. Comme s'il découvrait au fur et à mesure des vérités qu'il n'avait pas encore regardées en face. Et pour le comte aussi, c'était un coin du voile mystérieux qui se déchirait sur l'existence inconnue et douloureuse qu'Angélique avait vécue loin de lui. Elle ne parlait jamais du petit Charles-Henri. Par tact envers lui, par crainte aussi peut-être. Mais son cœur de mère saignait-il moins que celui de Florimond ?...

La honte, la douleur, l'impuissance brûlaient dans le cœur de l'adolescent et Joffrey de Peyrac sentit que tous deux, père et fils, éprouvaient la même colère d'homme bafoué qui l'habitait depuis qu'il avait quitté le fort de Wapassou à la poursuite de Pont-Briand. Ce ressentiment était presque de la même nature d'amour blessé et plongeait aux mêmes sources anciennes et brûlantes d'un passé où tous deux, l'enfant et l'homme, avaient été rejetés, trahis et vaincus. Il se pencha vers son fils afin d'alléger le poids insupportable à ce cœur juvénile et de le détourner de l'amertume vers l'action.

– On ne peut toujours échapper à la dure loi des épreuves et des défaites, mon garçon, lui dit-il. Mais la roue tourne. Maintenant, tu viens de le dire toi-même, nous sommes forts tous les deux et réunis. Maintenant, le temps de la vengeance est enfin venu pour toi et pour moi, mon fils... Nous pouvons enfin répondre aux insultes, défendre la faiblesse, rendre les coups reçus. Demain, en tuant cet homme, nous vengerons Charles-Henri, nous vengerons ta mère bafouée ; demain, en le tuant, nous tuerons Montadour...

Chapitre 22

Ce fut aux abords du lac Mégantic que la rencontre eut lieu. En ces jours d'hiver, nul cri humain ne peut se faire entendre, qui ne soit aussitôt englouti dans l'indifférence infinie de la plaine. Des arbres morts, au-dessus des eaux gelées, sont autant de colonnes de pur cristal. Ces géants de glace peuplent seuls le royaume de lacs, de rivières, de chenaux et de marécages que la neige dissimule sous un trompeur tapis de velours blanc immaculé.

À l'été, à l'automne, de ce royaume des eaux s'élanceront de nouveau vers le Sud les gentilshommes canadiens et leurs sauvages pour récolter les scalps et les « indulgences » en Nouvelle-Angleterre, sauvant leurs âmes et leur commerce par le sang répandu des hérétiques. Le brun et transparent chemin d'eau de la Chaudière les aura conduits sans difficulté jusqu'ici. Avant de redescendre vers l'autre versant, ils feront halte et prieront, chanteront des cantiques avec leurs aumôniers autour d'immenses feux de camp. Aussi, lorsque le lieutenant de Pont-Briand, du haut d'un rocher, distingua la région de Mégantic et sa désolation pâle et miroitante, familière à ses yeux de Canadien, l'étau qui lui serrait le cœur se relâcha et il respira mieux. Maintenant, son pays, sa terre de Canada, était proche. Ici maints souvenirs l'attendaient et il y avait peu de temps qu'il s'y était trouvé avec le comte de Loménie lorsqu'ils revenaient de cette désastreuse expédition au fort Katarunk. Oui, désastreuse, se répéta-t-il avec force, car, en rencontrant les gens de Katarunk, il y avait perdu paix du cœur.

Mais pour rien au monde il n'aurait voulu ne pas avoir vécu cette rencontre. Le sentiment qu'il avait nourri depuis pour une femme unique avait enrichi sa vie de telle sorte que la pensée qu'il allait en être privé désormais l'accablait. Ne plus pouvoir rêver d'elle, ne plus pouvoir la comparer à d'autres pour mieux jouir de son éclat, la contempler, l'adorer. Une inexplicable folie, en vérité, mais qui l'avait nourri. Il se répétait ce mot, et sans laquelle il se sentait incapable de survivre car la vie sans elle perdait ses attraits. Il l'avait trop mêlée à la sienne durant ces derniers mois. « Je reviendrai, s'écriait-il, avec désespoir... Non je ne pourrai pas renoncer, jamais-jamais... C'est elle que je veux... Je ne peux pas mourir sans l'avoir possédée... Si elle n'était pas pour moi, alors pourquoi a-t-elle croisé mon chemin ?... » Et il se répétait que sa chair avait la saveur des fruits mûrs, doux et savoureux, et qu'elle nourrissait l'être entier. Il se remémorait sans cesse, moins l'instant où il avait violé sa bouche et dont il avait honte, que celui où il avait repris conscience la tête sur ses genoux contre son sein aux courbes maternelles. Plus encore que des gestes de consentement, l'attention apitoyée qu'elle lui avait témoignée alors le bouleversait, le rendait faible et l'exaltait tour à tour. Il revoyait son regard changé, doux et profond. Une indulgence pour lui dans son regard dont il s'était senti indigne, mais qui lui avait fait du bien, et sa voix prenante.

« Allons, voyons, que se passe-t-il... ? Vous n'êtes pas dans votre état normal, monsieur de Pont-Briand... » Or, il savait que c'était vrai. Il s'en était aperçu au moment où elle l'avait regardé de ses yeux merveilleux, mais qui semblaient lire au-delà de lui et avaient su pressentir autour de lui quelque chose d'anormal. Il avait compris qu'il était victime d'une volonté effrayante qui lui collait à la peau, dont il ne pouvait pas, par sa seule force, se débarrasser. D'ailleurs, le mal fixé d'avance s'était accompli. Il avait, certes, joué son rôle, mais il avait manqué son but et maintenant il serait rejeté et abandonné par tous. Il était parti en titubant, pour un instant débarrassé par le choc sur la tête de l'obsession de ses pensées, mais très vite l'effet obtenu s'était dissipé et, escorté de ses hantises habituelles, il avait continué sa route. Il gardait d'elle plutôt une impression qu'une vision, comme la marche d'un elfe, à ses côtés, mais qui avait cessé d'être entièrement sexuelle pour se muer en une présence plus amicale, plus éthérée et plus pitoyable à sa détresse et parfois il s'adressait à elle, à mi-voix :

– Vous, madame... Vous pourriez peut-être me sauver de celui qui me dirige et m'asservit. Vous pourriez peut-être m'aider à le repousser... Non, hélas ! C'est impossible. Il est plus fort que vous... Il possède l'esprit de Force... Nous n'y pouvons rien, n'est-ce pas ? Il est le plus fort de tous.

Parfois, il croyait distinguer les plis de la robe d'Angélique entre les ramures bleutées des arbres. Mais ce n'était toujours qu'une forme floue et imprécises. En revanche, le regard qu'il distinguait nettement n'était pas celui de la femme qu'il aimait. C'était un regard bleu, doux et souriant, mais mâle et implacable. La voix qu'il entendait était chaude, persuasive : « La femme sera pour vous »... Pont-Briand éclatait d'un rire strident qui se répercutait à travers les forêts pétrifiées par le gel ou les vallons aux courbes pâles, et le Huron qui le suivait lui jetait un regard oblique de ses prunelles d'eau noire. Le lieutenant soliloquait à mi-voix avec des ricanements.

– Non, la femme ne sera jamais pour moi, mon père... et vous le saviez avant de m'envoyer, vous qui savez tout... Mon père ! Mais cela valait la peine d'être tenté, n'est-ce pas ? Et c'était aussi le moyen d'atteindre celui que vous vouliez supprimer ! Le moyen d'atteindre Peyrac au cœur ! »

Il s'adressait au regard bleu : Pourquoi vous, père ? Et pourquoi moi ? Il continuait à marmonner, en avançant de la démarche lourde et cadencée de ses pieds chaussés de raquettes.

Une autre peur continuait à se tapir au fond de lui au long de cette course insensée. S'il s'était raisonné, il aurait pu se dire que Peyrac ne le poursuivrait pas car il n'oserait se lancer à travers le pays en cette saison et il fallait y avoir beaucoup vagabondé, comme lui-même, pour l'oser. Mais quelque chose le persuadait que le comte de Peyrac était capable de tout, et il le voyait, allié magiquement aux éléments, grande forme noire passant rapide, là où l'homme ordinaire se débat, accablé et perdu d'avance.

Comment avait-il pu être assez fou, assez égaré pour oser braver un tel homme ? Vraiment, il avait fallu avoir perdu l'entendement...