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Et maintenant il était arrivé aux confins du Maine et il contemplait la région désolée de Mégantic. Il lui faudrait encore une ou deux longues semaines avant de rejoindre son fort, la sécurité, les siens !... Mais du soulagement qu'il éprouvait d'avoir franchi cette étape, il reconnaissait implicitement que toutes les terres qui s'étendaient derrière lui au Sud des Appalaches appartenaient déjà à celui qui avait dit : « Je ferai du Maine mon royaume. » Il reconnaissait qu'il était parvenu aux frontières des territoires du comte de Peyrac. Déjà il acceptait que ces terres disputées fussent sous l'influence du conquérant qui en avait forcé la virginité, pénétrant à cheval jusqu'au cœur des forêts et des lacs sauvages et s'y établissant pour y imposer sa loi et la prospérité. Le fort de Wapassou, enfoui là-bas, au cœur des rocs noirs, c'était comme un navire de guerre qui y aurait jeté l'ancre. L'ancre crochait dur déjà. On ne la détacherait pas facilement. Celui qui l'avait lancée n'était pas là par hasard, mais savait ce qu'il faisait et ce qu'il voulait. C'était si vrai que, tout au long de sa route, Pont-Briand n'avait pu se distraire du sentiment qu'en parvenant à Mégantic il échapperait à Peyrac, comme se trouvant hors de ses frontières. Maintenant, il y était. Encore quelques pas et il s'enfoncerait dans le brouillard scintillant de la plaine, il se perdrait parmi les ombres blanches, se dissimulerait, s'évanouirait peu à peu aux regards et Peyrac ne pourrait plus le rejoindre. Fuyant toujours, il atteindrait le Saint-Laurent, il rencontrerait un fort de bois, puis quelques villages de pierres autour d'un clocher pointu, une ferme massive où il entrerait pour manger au coin de l'âtre monumental une portion gargantuesque de porc salé arrosé de marc brûlant.

Il serait surtout à l'abri là-bas, au Canada...

Mais il aurait perdu le plus précieux de lui-même, son rêve accroché, effiloché, aux branches aiguës des arbres morts, déchiqueté le long de la piste blanche... Il se secoua, s'ébroua avec colère, dispersant la neige autour de lui, comme un orignal que son poids a fait choir au fond d'une congère et qui ne peut plus se dégager. Il se cramponnait à cette vision prosaïque d'une écuelle d'orme remplie de soupe aux pois et de lard salé, sur ses genoux, près de la grande cheminée. Mais cette scène avait un goût de fiel après les félicités entrevues. Car à Wapassou aussi il s'était assis près du feu, devant une chaude et confortable soupe, un gobelet d'alcool au creux du poing, mais alors elle était là à quelques pas, penchée dans la lueur du feu, avec ses bras robustes et dorés, et il se repaissait de sa vue ; par sa présence le feu en avait plus d'éclat, les nourritures plus de saveur et il avait goûté un instant de bonheur total. Pesamment, il descendit la colline, déserte et glaciale. Chaque pas l'arrachait un peu à d'impossibles espérances et, n'ayant ni la force de renoncer ni celle d'assumer leurs conséquences, il se sentait le plus malheureux des hommes. Comme il suivait le creux du vallon qui débouchait sur les rives du lac, l'Indien lui toucha le bras et lui montra quelque chose au-dessus d'eux, un peu avant de déboucher dans la plaine. Il vit bouger des formes sombres, et la soudaine animation du paysage figé auparavant dans une paralysie glacée le fit tressaillir. Il y avait si longtemps que rien ne bougeait plus autour de lui. Le rythme était rompu et tout de suite la chose parut ennemie.

– Des ours ? murmura-t-il.

Presque aussitôt, il haussa les épaules, se traitant d'imbécile. En hiver, les ours dorment. Des bêtes non hivernantes, il n'en avait pas rencontré tout au long de sa course. À certaines périodes des mois froids de l'hiver, le loup, le renard et l'élan-caribou se font si furtifs qu'ils semblent disparus à jamais, comme s'ils voulaient laisser tout son pouvoir à l'empire de l'hiver.

– Des Indiens ?...

Mais que feraient des Indiens en ces lieux, à cette époque de l'année ? Eux aussi se terrent dans leurs cabanes d'écorce, grignotent leurs provisions. Ce n'est pas encore le moment où la faim les jettera à tout prix sur les pistes glacées pour y poursuivre le cerf en rut et sauver par la capture d'un gibier rare et amaigri leurs misérables existences.

– Ce sont donc bien des hommes, dit Pont-Briand à voix haute. Des Blancs !... Des coureurs de bois !

Et soudain il ferma les yeux et s'immobilisa entendant résonner en lui le coup sourd du destin. Déjà il savait qui venait. Un profond soupir s'échappa aussitôt de ses lèvres, l'auréolant d'une vapeur blanchâtre qui s'étira longuement dans l'air froid comme si déjà son âme immatérielle le quittait. Un frisson de peur l'ébranla de la tête aux pieds. Puis il se ressaisit. À quoi n'était-il pas réduit, lui, un guerrier qui n'avait connu que batailles et morts sur son chemin !

Il se redressa de toute sa taille et, impassible, un vague sourire aux lèvres, regarda le comte de Peyrac et son fils qui venaient au-devant de lui.

Chapitre 23

En les regardant s'avancer, sombres et insolites dans le vallon étouffé de blanc, les yeux de Pont-Briand se fixaient moins sur la silhouette du comte de Peyrac que sur celle du jeune garçon dans son sillage. Il l'avait peu remarqué à Wapassou. Il s'avisait que l'adolescent était l'exacte réplique de l'homme qui l'avait engendré, mais avec, sur ses traits, dans l'expression surtout, le sourire peut-être, quelque chose qui évoquait irrésistiblement le visage d'Angélique. Et voyant en ce jeune homme la conjonction de deux êtres, l'aveu éclatant que la femme dont il avait nourri ses rêves appartenait à un autre, qu'elle était liée à cet autre et à cet enfant par des liens dont lui, Pont-Briand, ne pourrait jamais deviner la force, il mesura sa solitude. Le jeune garçon n'atteignait pas encore la taille de son père, mais possédait déjà dans ses mouvements une puissance cachée et nonchalante qui inspirait la méfiance, et sur son visage lisse, ses lèvres Fraîches et rouges qui brillaient dans l'entrebâillement des fourrures, le reflet d'une volonté précise, raisonnée, qui ne se laissait pas facilement émouvoir. Ils venaient tous deux à lui pour le tuer. Ils le tueraient.

Pont-Briand pensa au fils qu'il n'aurait jamais, qu'il avait eu peut-être, mais il ne s'était jamais préoccupé de ses paternités possibles. Une jalousie morose s'éveilla en lui et l'aida à haïr l'homme qui s'approchait, qui venait lui demander justice et qui avait tout ce qu'il ne possédait pas. Une femme, un fils. Il fut sur le point d'épauler son mousquet et de tirer immédiatement et de les tuer tous deux. Puis il se méprisa d'avoir eu cette pensée peu digne d'un gentilhomme. Il était persuadé au surplus que le comte, qui le surveillait, serait plus rapide que lui à tirer. Sa réputation de redoutable tireur était parvenue jusqu'au Canada.

« Que n'était-il resté sur la mer, ce Peyrac ! » pensa Pont-Briand, qui aurait donné toute sa fortune pour ne pas avoir à l'affronter. La personnalité du comte lui avait causé dès le premier jour un grand malaise. Il en avait voulu à M. de Loménie d'avoir si rapidement sympathisé avec l'inquiétant inconnu. Pressentait-il qu'il lui faudrait mourir de sa main ? Si Pont-Briand avait voulu regarder au fond de lui-même, il se serait aperçu qu'il souffrait surtout de se découvrir si complètement inférieur à cet homme.

Ils s'observèrent en silence, immobiles, à quelques pas l'un de l'autre. Pont-Briand ne manifestait aucune surprise, ne posait aucune question. Il eût jugé méprisable de se livrer à une pareille comédie.

– Monsieur, dit Peyrac, vous savez pourquoi je suis ici ?... Et comme le lieutenant demeurait impassible :

– Vous avez essayé de me voler ma femme et je viens vous en demander réparation. Je suis l'offensé. J'ai le choix des armes.

L'autre jeta du bout des lèvres :