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– Quelles armes ?

– L'épée. Vous êtes gentilhomme...

– Je ne porte pas d'épée.

– En voici une.

Il lui jeta celle qu'il avait empruntée à Porguani et tira la sienne du fourreau.

– Le terrain me semble peu propice à une rencontre, continua-t-il en jetant un regard autour de lui. En cet emplacement, la neige est molle et pro fonde. Une fois nos raquettes enlevées, nous ne pourrons nous maintenir. Nous allons donc nous rendre au bord du lac où le sol est durci. Pendant le combat, mon fils surveillera l'Indien qui vous accompagne afin que celui-ci, ignorant notre code d'honneur, ne cherche pas à vous porter secours en m'attaquant traîtreusement. Prévenez-le car, au moindre geste de sa part, mon fils l'abattra sans pitié.

Ils trouvèrent au bord du lac une croûte de neige glacée et gaufrée qui craquait sous les bottes. À l'instar du comte de Peyrac, Pont-Briand déposa son havresac, son mousquet, sa corne de poudre et ses pistolets, déboucla son épais ceinturon et ôta sa casaque doublée de fourrure. Il ôta également le gilet de cuir sans manches qu'il passait par-dessus une camisole de lainage. Il ôta aussi ce dernier vêtement. Le froid mordit sa peau nue. Peyrac l'avait imité. Pont-Briand vint se placer devant lui.

Il regarda le soleil qui descendait vers l'horizon et plongeait dans les brumes, un soleil rosé et ouaté, immense, et qui répandait soudain des lueurs d'aurore sur la blancheur fade du paysage. Des ombres que l'on n'avait pas soupçonnées durant le jour s'allongeaient au pied des arbres, bleues et minces, avec des vivacités de reptiles. Le soir tombait. Pont-Briand eut un regard tragique. La scène qu'il vivait lui paraissait irréelle. Il aurait voulu s'échapper... Était-il vrai qu'il allait mourir ?... La rage qui le saisit ranima sa confiance. Il ne valait rien à l'épée, soit ! Il le savait, mais la neige au moins serait sa complice. Peyrac n'était pas accoutumé à se battre dans la neige. Mégantic ne trahirait pas un Canadien de la Nouvelle-France. Pont-Briand se redressa et gouailla :

– Décidément, vous n'êtes pas commodes dans votre famille !... Mme de Peyrac m'a déjà assommé avec un tisonnier.

– Un tisonnier, vraiment ? dit Peyrac qui parut enchanté. Ah ! La mâtine !...

– Riez toujours ! s'écria Pont-Briand avec amertume. Un jour vous rirez moins car il vous séparera d'elle, je m'en porte garant.

– « Il » ? Qui donc ? De qui voulez-vous parler ? interrogea vivement le Comte en relevant sa garde et en fronçant le sourcil.

– Vous le savez aussi bien que moi !

– Mais encore ?... J'aimerais vous entendre prononcer un nom. Parlez !

Le lieutenant regarda autour de lui le décor pétrifié comme si des esprits invisibles eussent pu l'entendre.

– Non, fit-il en soufflant très fort, non, je ne dirai rien. Il est puissant. Il pourrait m'atteindre.

– En attendant, c'est moi qui vais vous atteindre, et sûrement.

– Que m'importe ! Je ne dirai rien, je ne le trahirai pas. Je ne veux pas qu'il m'abandonne.

Il eut une sorte de sanglot.

– Je veux qu'il prie pour moi quand je serai en Purgatoire !...

Le désespoir de nouveau l'envahissait. Il se voyait seul, nu et glacé, dans ce paysage préfigurant les limbes où son âme, bientôt, allait errer.

– C'est lui qui m'a poussé, cria-t-il. Sans lui, je n'aurais jamais commis cette faute. Je n'aurais jamais été me jeter, tête baissée, sur votre épée... Mais il triomphera quand même. Il est le plus fort... Ses armes sont de l'autre monde... Il vous abattra... Il vous séparera de la femme que vous aimez. Il ne peut pas supporter l'amour... Il vous séparera d'elle... Vous verrez !...

Il avait commencé par crier, puis sa voix s'affaiblit, devint rauque, tandis que ses prunelles agrandies brillaient d'une lueur fixe.

Très bas, il répéta plusieurs fois avec une poignante intensité :

– Vous verrez ! Vous verrez !...

Puis il baisa les médailles qu'il portait au cou et il se mit en garde.

Chapitre 24

L'absence de Joffrey de Peyrac et de Florimond durait depuis trop longtemps. L'anxiété d'Angélique s'était muée en angoisse folle. Elle s'efforçait de demeurer calme, mais ses traits se tiraient. Ses nuits étaient sans sommeil. Si par hasard elle s'endormait, elle se réveillait brusquement, en sursaut, guettant des bruits, les craquements du gel dans lesquels elle espérait reconnaître l'approche d'un pas, un chuchotement de voix. Mais les sifflements du vent n'annonçaient que le déchaînement d'une tempête dont les tourbillons égareraient et enseveliraient à jamais son mari et son fils aîné. Le jour, elle ne pouvait résister à l'impulsion de venir vingt fois sur le seuil de la porte pour les guetter ou de descendre jusqu'au lac, de suivre longtemps la rive, espérant le miracle de deux silhouettes lointaines émergeant de la forêt. À la fin, elle n'y put tenir. Ses nerfs craquèrent. C'était un soir où un ciel violacé s'était appesanti sur la nature, dévorant peu à peu toute la clarté. À 3 heures, il faisait nuit. Un vent démentiel se levait. Ceux qui avaient voulu ressortir pour chercher dans la cour un outil ou fermer une barrière avaient été renversés par le vent et avaient dû revenir vers l'abri en rampant. On écoutait malgré soi, malgré les portes bien closes, les cris forcenés de la nuit d'hiver, et la conscience de la fragilité humaine s'infiltrait dans les cœurs. On mit les enfants au lit de bonne heure et l'on servit plus tôt le souper. Les hommes mangeaient en silence, sombres et inquiets.

Angélique sentait qu'elle n'en pouvait plus. Sa résistance s'effondrait. Elle se mit à aller et venir à travers la salle, se tordant les mains, les appliquant sur sa bouche pour retenir les plaintes, les croisant convulsivement en murmurant : « Mon Dieu ! Mon Dieu !... » Au bout d'un instant de ce manège, les hommes levèrent la tête et prirent conscience de son agitation, puis de-son désespoir. D'abord avec étonnement, puis avec effroi et émotion, elle avait si bien su se placer au-dessus d'eux, devenir la châtelaine dont ils pouvaient attendre soit secours, soit aide ou conseil et même remontrances, que de la découvrir faible et avouant sa peur les bouleversait.

– Mère, mère chérie ! marmonna Cantor.

Et bondissant de son siège, il se précipita vers elle pour l'embrasser. Ils se levèrent alors tous, l'entourant, l'accablant de protestations bourrues.

– Mais pourquoi vous tourmenter, madame la comtesse ?... Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il leur arrive, après tout ?... C'est pas raisonnable de se faire de la bile pour si peu ! Ils sont endurants, ces deux-là, croyez-moi, ce sont de fameux coureurs de bois !... J'ai déjà vu M. le comte à l'œuvre !... Même par la tempête, dans un bon abri d'écorces, on ne craint rien... Je crois bien qu'il y a un village d'Algonquins sur la route... On ne précisait pas quelle route. On avait su depuis le début que le comte était parti vers le Nord, à la poursuite d'un homme qui l'avait offensé. C'était la loi... Et il y en avait beaucoup auxquels les façons du lieutenant de Pont-Briand avaient donné envie d'en découdre...

Angélique sentit cependant que pas un de ces hommes frustes ne doutait d'elle ni de la façon dont elle avait accueilli les assiduités du Français. Dans leur petite communauté, on ne pouvait rien se dissimuler. Si la scène avec Pont-Briand n'avait pas eu de témoins, chacun en devinait l'essentiel. Pont-Briand lui avait fait des déclarations, et elle l'avait remis en place et le comte ensuite, quand il avait appris la chose, était parti pour le tuer. Tout cela était dans l'ordre. Mais maintenant il y avait cette femme angoissée qui se tordait les mains et les regardait tour à tour comme pour leur demander réconfort. Et ils se sentaient accablés et obscurément concernés par l'acte inqualifiable de ce Canadien qui avait osé ce qu'ils ne se permettaient pas eux-mêmes en pensée.