Elle le contempla avec passion.
L'odeur minérale qu'elle avait retrouvée sur les vêtements des quatre mineurs, respirée dans leurs paumes tendues, rugueuses et piquetées d'éclats de poudre et de pierres, imprégnait tout ici, et cet encens particulier, c'était le même dont elle l'avait senti jadis environné, comme d'un mystère subtil et personnel. Elle ne savait pas tout de lui. Elle l'avait découvert peu à peu. Le comte de Peyrac qui éblouissait Toulouse par ses fastes, ou qui menait un navire dans la tempête, ou qui affrontait les rois et les sultans, oui, il était tout cela... Mais au-delà du guerrier et du gentilhomme, il y avait un autre personnage, presque inavoué parce que personne en son temps ne pouvait le comprendre. C'était l'homme de la mine, de la première science, celle qui exprime l'enfantement de la création par la révélation de secrets enfouis et invisibles... Ici, à Wapassou, il rejoignait les entrailles du sol où sommeillaient l'or et l'argent, son royaume. Elle voyait bien déjà, rien qu'à sa façon de dormir, qu'il serait mieux ici qu'à Katarunk. Et parce qu'il dormait si profondément, si totalement absent de toute présence, même de la sienne, elle osa tendre le bras vers lui et passer sur sa joue blessée une main maternelle.
Chapitre 3
Les deux charpentiers ne quittaient plus leur fosse. Du matin au soir, l'un perché sur la poutre qu'ils débitaient en planches, l'autre dans le trou ; ils maniaient l'énorme scie avec des mouvements d'automate. Certains parmi les autres hommes abattaient des arbres, les ébranchaient, les équarrissaient. Peupliers pour les planches des cloisons et les bat-flanc, chêne noir pour les murs extérieurs, les bastions, sapin pour les goulottes, les meubles, les bardeaux du toit. D'urgence on agrandissait, on surélevait. Tout d'abord la salle principale du poste gagna le double de sa longueur, on y adjoignit une grande chambre dans laquelle logeraient les Jonas et les enfants. Un petit réduit qui, par le fait de la disposition rocheuse du terrain, se trouvait situé un peu au-dessus du reste de l'habitation, fut débarrassé des outils et des tonneaux qui l'encombraient et on l'aménagea en chambre pour le comte de Peyrac et sa femme. On y perça une fenêtre et l'on bâtit un âtre de galets qui serait relié à la cheminée centrale.
On ajoutait un grenier où l'on rangerait les provisions et qui, formant matelas d'air, permettrait d'entretenir plus facilement la chaleur dans le reste de l'habitation. Le comte de Peyrac fit également creuser une cave pour les boissons, dans le roc, édifier une remise, un abri pour les chevaux. Les échos résonnaient des bruits de cognées contre les troncs, des coups de marteau, du chant monotone et grinçant de la scie, des bruits de planches et des poutres qu'on empilait.
Vint un jour où tout le bâtiment étant à ciel ouvert, on s'installa de nouveau pour camper dans la prairie, comme durant le voyage, parmi les coassements des grenouilles et les bavardages des canards dans les roseaux.
Par bonheur, le ciel était redevenu pur.
La rémission prédite par les augures canadiens se réalisait. Les derniers jours d'octobre, les premiers de novembre s'étirèrent dans une subite et miraculeuse sécheresse, une tiédeur délicieuse. Seules les nuits étaient froides et parfois, au matin, le poudroiement du gel bleuissait les montagnes.
Dès le premier matin, Angélique avait vu que ses impressions se confirmaient. Wapassou, dont le nom signifiait « le lac d'Argent », était un endroit caché, à l'écart de tout, un endroit où l'on hésitait à pénétrer. Le plus urgent était de préparer l'hivernage. Les provisions de Wapassou, à part le maïs et le porc que l'on y avait engraissé pendant l'été, étaient presque épuisées ; les quatre mineurs s'apprêtaient à redescendre vers Katarunk lorsque la caravane était arrivée. Katarunk n'existait plus et une trentaine de personnes devraient survivre auprès du lac d'Argent, plus une paire de chevaux.
S'abriter, se chauffer, manger. Il fallait bâtir, chasser, pêcher, accumuler les provisions de bois et de nourriture.
Angélique disputait aux oiseaux les derniers fruits rouges du sorbier et ceux, noirs, du sureau. Avec ces baies, elle soignerait les fièvres, les bronchites, les douleurs, les maux de reins... Elle envoyait Elvire et les enfants à la cueillette de tout ce que l'on pouvait trouver encore de comestible sur les buissons, dans les halliers ou dans les landes, baies diverses, airelles, myrtilles, petites pommes ou poires sauvages et rabougries. La récolte semblait dérisoire au regard des nombreux appétits qu'il faudrait rassasier, mais sa valeur était grande, car ce serait peut-être une pincée de ces fruits sèches qui les sauverait du scorbut vers la fin de l'hiver. Le scorbut, le mal des marins. Mais aussi celui des longs hivernages dans les régions inconnues. Et c'est pourquoi les marins, eux, l'appellent le mal de la terre. Savary avait enseigné à Angélique, au cours de ses voyages, à attacher de la valeur à la moindre écorce de fruit. Ici, il n'y en avait guère et l'on n'en reverrait pas mûrir d'ici longtemps. Mais les baies séchées seraient salutaires.
Les enfants récoltèrent ensuite des noix de carryer, des champignons dans les fonds restés humides, des noisettes, des glands pour le porc. Puis on les chargea de ramasser des galets dans la moraine au-dessus du lac, pour les maçons lorsque ceux-ci entreprirent de rehausser la grande cheminée centrale à quatre foyers et d'en bâtir une autre dans le fond de la pièce principale.
Après quoi ils durent surveiller les berges où s'abattaient les oiseaux migrateurs, afin de protéger l'herbe et les plantes nécessaires aux chevaux. Ils pataugeaient tout le jour en poussant de grands cris contre les volatiles, et entre-temps déterraient dans le sable du pémac, des sortes de patates douces en grappes, disputant ce régal aux oies sauvages. Mme Jonas s'était chargée de faire la cuisine pour tout le monde. Chaque jour elle mettait à bouillir dans les marmites maïs, purée de courges, viandes et poissons... À deux bras, elle tournait une louche de Dois aussi grande qu'elle dans trois grands chaudrons, posés sur des foyers rudimentaires. Elle demanda à son mari de lui fabriquer dans une vieille corne à poudre une trompe d'appel qui lui permettrait de rassembler tout son monde au moment des repas. Le reste du temps, on la voyait bondir alertement de droite à gauche, parmi les copeaux et les outils, afin de porter de l'eau-de-vie ou de la bière aux charpentiers, aux bûcherons dans la forêt, aux ouvriers dans la maison. Ses joues étaient rouges et vernies. Elle riait et disait qu'elle avait toujours rêvé d'être cantinière.
La plus grande partie des viandes et des poissons rapportée par l'équipe des chasseurs et des pêcheurs dont faisaient partie Florimond et Cantor était destinée au fumage. On avait dressé des claies sous lesquelles brûlaient sans cesse des feux d'herbes sèches et odoriférantes. Angélique, assistée de Kouassi-Ba et d'Eloi Macollet, prit en main l'opération. Elle passait ses journées agenouillée dans l'herbe souillée par le sang du gibier et des entrailles qu'on rejetait, les manches troussées, les mains poissées, à couper et débiter en tranches très minces des quartiers de viande désossés au préalable par le vieux Macollet. Kouassi-Ba disposait les tranches au-dessus des feux. On avait suspendu tout travail de mine devant l'urgence des besognes et le vieux nègre ne quittait plus Angélique d'une semelle. Comme autrefois, il ne cessait de lui faire des confidences, évoquant le passé, racontant ses aventures avec le comte de Peyrac en Méditerranée et au Soudan, toute cette partie de la vie de son mari qu'elle ne pouvait qu'imaginer.