Angélique, plus sensible à la beauté irisée du paysage qu'à tout ce qu'il représentait de menace mortelle, décida que par un tel jour il ne pouvait y avoir ni deuil ni désespoir. Ils reviendraient !... Elle entreprit avec sérénité son travail, s'évertuant de ne pas laisser courir son imagination.
Vers le milieu de la matinée, un cri l'attira au-dehors. On se montrait vers la falaise d'énormes pans de neige qui se détachaient.
– Une avalanche...
– Mais qui provoque l'avalanche, qui ? beugla Jacques Vignot. Regardez, madame. Ce sont eux !...
On distingua alors deux silhouettes humaines sur la face noire et abrupte de la falaise descendant lentement d'un roc à l'autre en se cramponnant aux branches des arbustes et buissons.
– Ce sont eux !...
Les hommes poussaient des « hourra » et lançaient en l'air leur bonnet de fourrure. Il y eut une course, assez embarrassée, vers le pied de la montagne car, sans les raquettes, il était impossible d'avancer. On dut renoncer à aller au-devant des deux voyageurs et le temps qui s'écoula avant qu'ils apparussent aux abords du fort parut interminable.
Enfin ils surgirent, proches, vivants.
Angélique agissait comme si elle avait perdu l'esprit. Elle était rentrée, puis sortie, puis rentrée encore. Elle tournait en rond dans la salle. Elle se souvint enfin de ce qu'elle était venue y chercher et attrapa le flacon d'eau-de-vie que l'on gardait dans un bahut sous clef et se précipita de nouveau sur le seuil.
Joffrey de Peyrac y parvenait. Son regard accrocha le sien. Il avait un demi-sourire dans un visage sali de barbe et qui lui parut plus émacié, presque grimaçant avec les lignes blafardes de ses cicatrices, et ses yeux brûlants, sombres, et qui s'attachaient à elle avec une sorte de fièvre. Ce jour-là, il la regardait.
Il la regardait, indifférent à ceux qui l'entouraient, il la regardait comme le seul être au monde. Et pour elle il surgissait comme le soleil sans lequel elle ne pourrait survivre, elle ne voyait plus que lui. Vignot dut lui prendre la bouteille des mains.
– Buvez, monsieur le comte, fit-il en versant une rasade dans un gobelet et en le tendant à son chef.
– Bonne idée, dit Peyrac.
Il avala l'alcool d'un seul coup, marcha d'un pas un peu raide et claudiquant vers la cheminée et s'assit sur un escabeau.
Angélique alors courut jusqu'à lui et s'agenouilla à ses pieds. Il serait plus juste de dire qu'elle tomba à genoux devant lui tant le bonheur l'accabla à cet instant d'une étrange faiblesse. Son dessein était de lui ôter ses bottes, mais lorsque ses mains touchèrent la dure réalité de ses jambes musclées sous l'étoffe raidie de glace du haut-de-chausses, de nouveau elle défaillit. Elle ne savait pas si c'était d'allégresse, d'amour ou de la crainte à la pensée qu'un être si cher pourrait un jour lui être ôté, mais son esprit, comme frappé d'une révélation, perdit conscience, pour ne plus subsister qu'en lui, avec lui. Elle jeta ses bras autour de lui, enserrant ses genoux, l'étreignant et le contemplant de ses larges yeux lumineux d'où coulaient des larmes silencieuses, et comme si elle n'eût pu jamais se lasser de regarder ce visage d'homme dont les traits exceptionnels n'avaient cessé de hanter sa vie depuis le jour où elle les avait vus pour la première fois. Et lui aussi, s'inclinant un peu, la regarda intensément. Ce fut très bref. L'échange de deux regards. Mais assez pour que les témoins de la scène en retirassent une impression inoubliable. Aucun pourtant n'aurait pu dire ce qui le bouleversa le plus en cet instant, de l'adoration que révélait l'attitude d'Angélique agenouillée ou de la passion chaleureuse qui illumina le visage impérieux du comte, de celui qu'ils étaient habitués à considérer comme un homme inaccessible aux faiblesses humaines, voire invulnérable. Un sentiment de contentement et une vague nostalgie leur étreignirent le cœur. Une pudeur soudaine leur fit baisser les yeux. Chacun d'entre eux, avec ses souvenirs tristes, ses rêves et ses désenchantements, apercevait en cet instant, comme sous l'éclair, jaillissant d'une nuée et illuminant deux êtres tendus l'un vers l'autre, le visage même de l'Amour. Le comte de Peyrac posa doucement ses deux mains sur les épaules d'Angélique pour la ramener à elle et il se tourna vers les hommes immobiles.
– Je vous salue, mes amis, dit-il de sa voix rauque que la fatigue étouffait, je suis content de vous revoir.
– Nous aussi, monsieur le comte, répondirent-ils avec un ensemble d'écoliers.
Leurs esprits étaient encore embrumés et le temps qui venait de s'écouler comptait double. Le silence retomba. Elvire soudain écrasa une larme et serra la main de Malaprade à ses côtés.
– Et moi ! Et moi ! cria la voix de Florimond. Je suis à demi mort et personne ne s'occupe de moi.
Tout le monde se retourna et l'on éclata de rire.
Florimond, couvert de neige, des franges de glace à son bonnet, était échoué contre la porte. Le comte jeta à son fils un regard d'affectueuse complicité.
– Aidez-le. Il n'en peut plus !
– On m'y reprendra à te suivre, grommela Florimond, on m'y reprendra...
On s'avisa en effet que le pauvre garçon était littéralement gelé et à bout de forces. Cantor et Jacques Vignot se saisirent de lui et le portèrent sur sa couchette. Ils lui ôtèrent ses vêtements et ses bottes, Angélique courut à lui et l'examina.
– Pauvre petit gars ! dit-elle en l'embrassant.
Elle le frictionna de la tête aux pieds avec de l'eau-de-vie, puis elle s'assit à son chevet pour lui masser longuement, de ses belles mains, ses mollets raidis. Il s'endormit, béat comme un enfant, tandis que Mme Jonas se mettait en devoir de préparer des grogs pour toute la compagnie.
Chapitre 25
– Ainsi vous l'avez tué ? demanda Angélique lors qu'elle se retrouva seule avec son mari dans le réduit qui leur servait de chambre... Vous l'avez tué, n'est-ce pas ? Vous avez risqué votre vie pour cette folie ? Parce qu'un homme m'avait fait la cour ?... Dites-moi, est-ce raisonnable, monsieur de Peyrac ?
Le comte s'était jeté d'un seul coup en travers du lit où il étendait ses membres las. D'un regard ironique, de bas en haut, il affrontait le courroux d'Angélique.
– Pont-Briand, c'était quelqu'un de là-haut, dans le Nord, reprit-elle en se penchant. Maintenant, que vont-ils faire au Canada quand ils apprendront cela ? Ils vont chercher à en tirer vengeance, dénoncer les traités...
– Il y a longtemps que les traités ont été dénoncés, dit Peyrac ; à peine l'encre avait-elle séché qu'on nous a condamnés à mort et envoyé les Patsuiketts.
Il se leva à demi et la prit aux cheveux, sur le front sans brutalité, mais pour qu'elle le regarde en face.
– Écoutez-moi bien, mon cœur. Il y a une chose qui n'est pas près de mourir en moi. C'est le besoin ardent que j'ai de vous et il est naturel que je veuille que vous n'apparteniez qu'à moi seul et tout entière. Appelez cela jalousie si vous le désirez, qu'importe ! Nous n'avons atteint ni vous ni moi l'âge des apaisements de la chair, loin de là. Je ne vous laisserai jamais à vos seules forces et à celles des tentateurs...
– Avez-vous pu craindre que je ne sois séduite par un tel individu ?
– Non, même pas. Mais je pressens qu'il pourrait y en avoir de plus hardis que celui-ci. La faiblesse des uns est bonne conseillère des autres. Sachez que défendre son honneur dans ces contrées sauvages est une question de vie ou de mort !... Or, vous êtes ma vie !... Je tuerai tous ceux qui chercheront à vous enlever à moi... Voilà ! il fallait que cela fût dit...