Et comme elle se penchait sur lui, il l'attira brusquement à lui et baisa sa bouche, avec force, de ses lèvres sèches et blessées par le gel.
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Florimond faisait à Cantor ses confidences.
– J'ai cru périr. Notre père a autant de souffle à la course qu'un Peau-Rouge ou qu'un Canadien.
– À l'épée ou au pistolet ?
– À l'épée. C'était magnifique. Mon père connaît toutes les feintes, et une botte qu'il faut être jongleur pour réussir, ma parole... L'autre s'est bien défendu. Il était médiocre, mais prompt et endurant.
– Et... il est mort ?
– Sûr qu'il est mort. Une botte comme celle-là, ça ne pardonne pas ! En plein front !...
Florimond se rejetait sur son grabat, les yeux brillants.
– Ah ! L'épée ! Voilà une arme de gentilhomme. Ici, dans ce pays de culs-terreux, on ne sait plus ce qu'est l'épée. On se bat au casse-tête, à la hache, comme les Indiens, ou au mousquet comme un mercenaire. Il faut se souvenir de l'épée. C'est le dard des âmes nobles !... Ah ! Être cocu un jour et pouvoir m'offrir un beau duel !...
Chapitre 26
Remis de ses fatigues, Florimond, un jour, monta au grenier et y choisit en grand mystère une citrouille pansue, couleur de soleil. De son couteau bien aiguisé il y creusa des yeux, un nez, une bouche largement fendue en une courbe hilare.
Ayant pratiqué une ouverture au sommet, il vida le fruit de sa pulpe et installa une chandelle à l'intérieur. Puis il cacha son œuvre dans un coin. Noël approchait. La coutume voulait qu'on éclatât en liesse à la venue des Rois Mages, à l'Epiphanie, qu'on fît bombance après avoir couronné l'heureux souverain d'un soir et qu'à leur imitation l'on s'offrît mutuellement quelques présents.
En prévision, chacun rivalisa d'ingéniosité. Elvire alla en lisière du bois cueillir des branches de houx garnies de boules rouges. Octave Malaprade l'accompagna et l'aida. Il l'aida aussi à en installer dans les trois grands mortiers de fonte empruntés à l'atelier pour la circonstance. Le coup d'œil fut du plus bel effet et lorsqu'ils se reculèrent pour juger de l'ensemble, admirant l'éclat du feuillage vernissé avec ses perles rouges luisantes, dans les grands vases sombres posés aux deux extrémités de la table, ils se regardèrent et se sourirent, pénétrés d'une joie sereine et douce.
Toute la joie et la paix des vrais jours de Noël semblaient les envelopper, et ils se tenaient timidement par la main.
Il y avait d'ailleurs quelque chose de changé depuis le retour du comte de son expédition dans le Nord, depuis exactement qu'ils avaient vu Angélique s'agenouiller devant lui et l'étreindre entre ses bras avec un regard qu'ils n'oublieraient jamais.
– Si on pouvait aimer comme ça, ça vaudrait la peine de prendre femme... Oui, ça vaudrait la peine, avait dit un peu plus tard le vieux Macollet en hochant la tête. (Et tous autour de lui avaient hoché la tête aussi en tirant sur leurs pipes. Ils avaient découvert qu'un grand amour, cela pouvait exister.)
Ce n'était pas pour eux, évidemment, les bannis, les malchanceux, ça ne leur arriverait jamais. Mais ça existait...
De quoi embellir la vie, faire rêver...
Ils sentaient aussi qu'ils ne dépendaient plus seulement d'un seul chef, mais de la rassurante autorité d'un couple.
La sempiternelle bouillie de maïs et de viande boucanée s'avalait gaiement et avec des quolibets au cours des joyeux repas où l'on se tenait chaud par des propos de bon aloi. On était tous bons amis, bons compagnons, se comprenant, se serrant les coudes. Et qu'ils y viennent un peu ceux qui voudraient leur chercher noise !... Des agapes se préparaient en grand secret. À tout seigneur tout honneur ; il y aurait d'abord les mille et une savoureuses variétés de messire cochon, enfin immolé. On avait mangé tout de suite, en récompense, les pieds, la tête et les tripes assaisonnés de diverses Façons, mais l'on avait réservé les plus délicates cochonnailles pour la nuit de fête. Sur ce, Nicolas Perrot était revenu du Sud et sa bonne figure amicale était à elle seule un présent inestimable. Il parlait du petit poste de traite où il avait fait ses acquisitions sur le Kennebec tenu par un Hollandais taciturne et indomptable, seul avec deux commis anglais, sur son île au milieu du fleuve devenu gris comme un serpent et charriant des glaçons. Il rapportait du sucre, du sel, de la farine de froment, de l'huile de tournesol et du loup-marin4, des pruneaux secs, des pois, des citrouilles séchées, des couvertures, trois paires de draps de toile de lin et du drap de lainage pour les vêtements. Le tout, sur une traîne qu'il avait poussée pendant des lieues avec son Indien panis. Angélique enferma les précieuses denrées dans un bahut que Joffrey de Peyrac lui avait fait confectionner à son usage avec clé et serrure et qui était placé dans leur chambre. Elle se relevait parfois la nuit pour vérifier que tout était bien là. Mme Jonas aurait voulu cuire un jambon dans la pâte. On discuta pour savoir si une partie de la petite réserve de farine de froment qu'Angélique avait tenue cachée serait affectée à cet usage ou servirait plutôt à confectionner la traditionnelle galette. On opta pour la fabrication de la galette où se cacherait la fève au moment du rituel tirage au sort de la royauté.
Le jambon, rosé et parfumé de graines de genièvre, se suffirait à lui-même. Angélique travaillait elle-même la pâte de la galette, manches retroussées sur ses bras vigoureux, avec un peu de sel, de levure de bière et de graisse de porc. Jamais depuis son enfance elle n'avait participé avec autant de joie et d'amusement aux préparatifs d'une fête.
La pâte, matière ami cale et familière depuis l'Auberge du Masque Rouge, était docile sous ses doigts. Les fantômes du poète Crotté, de maître Bourjus, de Flipot et de Linot tournoyaient autour d'elle.
Ici, rien ne l'atteindrait plus. Elle était à l'abri de tout. De tout... Loin, loin, si loin, dans la forêt.
Elle s'arrêtait pour guetter, avec un sourire, le silence profond de la neige appesantie sur eux. Et c'était la réalisation d'un rêve très ancien qu'elle avait fait souvent : de préparer des gâteaux, avec des enfants qui lèveraient le nez vers elle. Les enfants la surveillaient en remuant en tous sens, les yeux brillants. Ils criaient : « Bravo » chaque fois qu'avec plus de vigueur le grand rouleau de bois manié par les doigts d'Angélique allongeait un peu plus loin sur la table polie son disque pâle de plus en plus léger, de plus en plus mince, d'où montait une subtile odeur boulangère, tiède et enivrante. Angélique admit les enfants près d'elle pour la préparation. Ce fut Honorine qui dessina, en tirant la langue, de nombreux losanges et quadrillages sur le grand disque tendre et Barthélémy le badigeonna d'huile de tournesol, car Angélique avait remarqué que l'huile tirée des graines noires de la grande fleur produisait au feu un beau vernis doré, au moins aussi flatteur que celui obtenu par le badigeon habituel des jaunes d'œufs qui leur manquaient ici. Enfin Thomas y glissa la fève de son doigt innocent. Également suivie de toute son escorte enfantine à laquelle se joignirent sans fausse honte Florimond et Cantor, Angélique enfourna la galette dans la cavité ménagée à cet effet entre les deux foyers de la grande cheminée. Ce four était le meilleur qu'elle eût jamais utilisé. On y faisait d'excellents gratins sans jamais risquer de rien brûler. Les enfants furent chargés d'entretenir les feux, tout en humant les vapeurs qui ne tardèrent pas à s'échapper par les interstices de la porte de fonte. Mais elle les chassa des lieux lorsque le moment fut venu de défourner : la surprise du soir d'Épiphanie devait rester entière.
Ils se réfugièrent avec des cris de plaisir et d'impatience dans l'ombre du cellier sous la roche où ce jour-là Jacques Vignot brassait de la bière.