– Nous ne devons pas voir la galette, Jacques... Devines-tu comme tout sera beau !... La galette est grande comme un soleil...
Oui, elle le fut, grande et brillante et craquante comme un soleil avec des luisances d'or bruni soulignant la mosaïque gonflée des quadrillages.
Bref, un chef-d'œuvre !
Angélique le dressa au sommet d'une pyramide composée d'un gril à pieds garni de houx et de trois coloquintes aux couleurs somptueuses : vert-or, flamme, citron pâle. Cet assemblage au centre de la table en composait un surtout qui n'avait peut-être pas la richesse de ceux que Mme du Plessis-Bellière dressait jadis parmi des couverts étincelants lorsqu'elle recevait dans son hôtel du Beau treillis, mais il avait beaucoup de majesté. La table, elle, fut nappée de blanc traînant jusqu'au sol. Deux paires de draps du poste furent requises pour la circonstance et si bien repassés qu'on ne voyait plus la cassure des plis. Pendant les dernières heures précédant la soirée solennelle, tout le monde fut refoulé vers l'atelier, les greniers, même l'écurie.
Eloi Macollet invita les enfants dans sa cabane afin de leur faire prendre patience. Cela doubla leur réjouissance car l'antre de Macollet était un endroit mystérieux qu'ils brûlaient de connaître et où ils n'avaient jamais eu le droit de pénétrer. Lorsque, appelés plus tard dans la nuit par le son de l'olifant et le bruit des sonnailles qu'agitaient Florimond et Cantor, ils se précipitèrent, courant, glissant et tombant sur la neige glacée, sur le seuil, ils s'arrêtèrent, éblouis, les enfants du lac d'Argent, aussi éblouis et émerveillés que tous les enfants du monde.
– Oh !...
La salle scintillait de mille lumières et la table qui en occupait le centre semblait surchargée d'un amoncellement de trésors et de joyaux. Et l'on ne savait ce qu'il y avait de plus important entre la joie des yeux et la satisfaction de l'odorat, flatté par le parfum du boudin frit et des confiseries.
Ils restèrent sur le seuil, les trois petits Poucets du lac d'Argent, leurs yeux brillant comme des étoiles dans leurs minois rougis de froid.
Honorine avait cessé d'être la petite fille chargée d'opprobres secrets. Les garçonnets protestants oubliaient les incompréhensibles tragédies qui les avaient arrachés à leur terre natale de France et faits orphelins.
On dut les prendre par la main pour les faire approcher. Sur la table, des deux côtés du surtout monumental et bizarre supportant la galette, il y avait deux oiseaux dressés avec toutes leurs plumes. Malaprade, auteur de ce chef-d'œuvre, avait reconstitué leurs formes avec des pâtés et des pièces de gibier fumé. Les becs d'origine avaient été passés à la poudre d'or et étincelaient avec arrogance. Les yeux étaient des morceaux de pierres de jais. Octave Malaprade hochait la tête avec un sourire satisfait. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais si bien réussi une pièce montée de gibier lorsqu'il officiait à Bordeaux. Les oiseaux princiers reposaient sur un lit de courgettes odoriférantes et trônaient sur deux plats d'un rouge profond qui ajoutaient à leur somptuosité. Du même rouge changeant, avec toutes les variantes du feu mourant, étaient les larges assiettes qui avaient été disposées devant chaque convive. Ce service de faïence inusité sortait de l'antre des mineurs. Il était le présent des servants de Vulcain. Certains l'avaient modelé dans l'argile ; Joffrey de Peyrac avait composé la formule des émaux à l'oxyde de plomb.
D'autres avaient composé et distribué les dessins, et les assiettes d'Epiphanie avaient cuit au four à coupellation qu'animaient les soufflets de Kouassi-Ba et de Clovis l'Auvergnat. Elles rutilaient maintenant sur la nappe blanche, accompagnées chacune d'une plus modeste écuelle de bois blanc pour le pain et d'une petite soucoupe d'étain dans laquelle on pouvait poser des noisettes, des bonbons et des fruits sèches.
Et Florimond était l'auteur de deux grandes soupières avec des anses en forme de tête de loup. Mme Manigault n'aurait pas regretté ses Palissy. Pas un emplacement vide tout au long de cette longue table. Aux deux extrémités fumaient un plat de boudin noir et un plat de boudin blanc.
On avait installé sur une desserte, à l'écart, des gobelets et des récipients destinés à la boisson. Un Barillet de vin de Bordeaux ramené par Nicolas Perrot, un d'eau-de-vie, un de rhum trônaient sur des supports de bois.
Une autre table, plus basse, supportait les présents amoncelés que l'éphémère souverain du jour distribuerait tout à l'heure.
Et, pendue aux solives, la citrouille creusée par Florimond, et dans laquelle il avait allumé la chandelle, riait d'un grand rire lumineux.
Il la présenta aux enfants.
– Miss Pumpkin !...
Chapitre 27
Ce fut le petit Barthélémy qui gagna la fève. Il choisit Honorine pour reine. La main de Florimond, qui s'était glissée sous le linge blanc pour y choisir les morceaux de galette, aida peut-être le hasard. Mais pourquoi ce soupçon ? Le hasard était assez bon compère pour répondre au vœu de tous et favoriser l'enfance. Angélique se réjouissait pour Barthélémy. Il était très gentil. Il louchait toujours un peu et il avait une grande mèche raide qui lui retombait dans les yeux. Rouge de joie, il reçut la précieuse couronne d'argent des mains du comte de Peyrac, posa lui-même l'autre couronne sur le front d'Honorine que l'émotion rendait rouge et qui parut se demander un instant si elle n'allait pas rejeter violemment l'insigne d'une encombrante royauté. Mais la fierté et le contentement l'emportèrent. On suréleva un peu leurs sièges, et ils régnèrent, présidant côte à côte la table du banquet. Les couronnes d'argent pur étincelaient sur leurs têtes naïves. Les cheveux d'Honorine lui faisaient sur les épaules une cape cuivrée qui paraissait aussi de métal précieux et, avec son maintien de reine, la tête bien posée et droite sur son petit cou rond et blanc, elle était belle. Honorine était si heureuse et si pénétrée de la grandeur de son destin qu'elle eût trouvé au-dessous de sa dignité de jeter un regard vers sa mère. Mais elle savait que sa mère la regardait. Et la joie lui faisait une sorte d'auréole tandis que les compliments, les rires, les plaisanteries l'environnaient comme un encens.
Chaque fois qu'elle portait sa timbale à ses lèvres tout le monde criait : « La reine boit ! La reine boit ! » Angélique avait les yeux rivés sur elle. Tout au long de la soirée, elle ne cessa de penser que ce qu'elle avait souffert autrefois n'était d'aucune importance en face de ce bonheur d'enfant.
Elle ne pouvait détacher son regard de sa fille tant elle la trouvait belle.
*****
Tout le monde, ce soir, avait fait toilette, certains même, comme M. Jonas, Porguani, Don Alvarez, arboraient d'élégantes perruques. Venues d'où ?... Le comte de Peyrac avait revêtu l'habit rouge sombre qu'il portait le jour où il avait affronté les Iroquois sur la colline de Katarunk. Cet habit de gala, il l'avait emporté avec lui sur son dos, ainsi que la cravate de dentelle et les revers des manches. C'était, en fait, son seul costume qu'il gardait plié dans un coffre. Habitué à une élégance raffinée et très personnelle, il ne semblait pas trouver de gêne à se vêtir de cuir et de grossiers lainages. Mais ce soir, sous sa livrée seigneuriale, Angélique retrouvait sa prestance unique. C'était un prince sombre et éclatant.
Il revenait du royaume des morts.
Sous son chapeau de soie cramoisie, bordé de plumes, ses cheveux tombant sur ses épaules restaient drus et noirs, à part cet éclat argenté qui luisait près de sa tempe brunie. Angélique, elle, avait mis un col de dentelle sur sa robe et coiffé habilement ses cheveux, sa seule parure. Avec quelques plumes, une broche prêtée par Mme Jonas, elle eût pu se présenter à Versailles.