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Ces dames avaient fait entre elles des échanges. Mme Jonas portait un beau fichu de satin rouge et vert et des boucles d'oreilles appartenant à sa nièce et que celle-ci ne voulait pas mettre à cause de son deuil.

Elvire portait une robe claire gris perle appartenant à Angélique, et celle-ci l'avait aidée à se coiffer à ravir.

M. Jonas avait, sur son chapeau noir à haut fond, une boucle d'argent, empruntée à un soulier hors d'usage, et la boucle de l'autre soulier servait de broche à Elvire. Jusqu'à Eloi Macollet que personne n'avait reconnu lorsqu'il s'était présenté sous l'apparence d'un vieillard alerte, aimable et poudré, avec les boucles blanches d'une perruque sortant d'un chapeau rond de castor de la plus belle qualité, galonné d'or sur le rebord. Jabot de dentelle, gilet fleuri, redingote tabac...

– C'est nous qui l'avons aidé à s'habiller, dirent les enfants. On imaginait mal ces apprêts dans le wigwam enfumé du vieux traitant. Mais s'il tenait du miracle, le résultat était là.

Eloi avait pris place sous les exclamations admiratives et les applaudissements. Il sirotait son vin, les yeux mi-clos, en songeant à ce que dirait sa garce de bru si elle le voyait ainsi festoyer en habit.

Enfin, chacun était d'autant plus satisfait de sa personne que, pour atteindre une apparence civilisée, on avait déployé des trésors d'ingéniosité. Et il fallait reconnaître que quiconque aurait surgi de la neige et de la nuit, sur le seuil, serait demeuré stupéfié devant cette tablée du fond des bois. Ebloui par le flot de lumière, et le bruit de la musique et les chants, et les rires et les élégances, comme l'on en évoque dans les contes, il se serait cru la victime d'une de ces visions de légendes, comme il en est évoqué dans les contes et que les premières lueurs de l'aube font s'évanouir à jamais.

En fils du seigneur maître des lieux, Florimond et Cantor assuraient le service, aidés de Yann, qui avait été valet de chambre d'un officier de la Marine avant de se rallier à la flibuste.

– N'oublions pas que pour ma part j'ai été page à la table du roi de France, disait Florimond en brandissant les plats sur cinq doigts ouverts.

Sa vie aventureuse ne fui avait pas fait oublier les réflexes acquis dans un dur apprentissage. Il découpa les oies et le jambon à merveille, en singeant M. Duchesne et les grands officiers de la Bouche du Roi. On parla du grand Louis le Quatorzième et de Versailles et de sa splendeur, ce qui enchantait les Français du Canada présents et impressionnait les Anglais et les Espagnols.

Cantor versait à boire. D'abord du vin, puis de l'eau-de-vie, et du rhum pour faire passer toutes ces nourrissantes victuailles. Après la maigre chère, c'était la fête. On ne devait plus songer au lendemain. Et tout à coup Sam Holton parla. Il évoqua le temps où il était petit garçon, sur la baie de Sacoo, en Nouvelle-Angleterre, dans une cabane aux planches mal jointes. Tous les jours on mangeait de la bouillie d'orge et de la morue. Mais, à Noël, on tuait le porc, et la mère sortait les réserves de myrtilles. On partait pour la « meeting-house », l'église, à quatre lieues de là, les hommes avec leurs mousquets encadrant les femmes et les enfants. Au passage, les voisins se joignaient à eux. On marchait dans la forêt glacée en chantant des cantiques. Un matin, comme ils s'en revenaient du culte, des Abénakis surgirent et les massacrèrent tous, sauf Sam, qui avait dix ans et s'était promptement réfugié au sommet d'un sapin.

Après quoi, il avait gagné Springfield en claquant des dents. Et depuis lors il n'avait plus connu de fêtes qui valaient la peine de s'en souvenir, à l'exception de cette fête des Rois qu'il était en train de vivre aujourd'hui, à Wapassou.

Ainsi parla Sam Holton dans un français très correct et même poétique. Ce fut son cadeau d'Épiphanie, offert à l'assemblée qui l'écouta dans un silence religieux et ravi, malgré la conclusion tragique de son récit.

On en garda l'impression d'avoir assisté à l'un de ces miracles dont les temps de la Nativité sont fertiles.

Après avoir remercié et félicité chaleureusement le narrateur, on commença la distribution des présents et il y avait là encore matière à s'ébaubir.

Qui avait sculpté dans le bois ces jouets d'enfants ?... Un moulin pour Thomas, une toupie pour Barthélémy, et pour Honorine une poupée aux joues bien rouges. Angélique sourit aux artistes qui avaient su manier la gouge avec une habileté aussi remarquable qu'anonyme : Yann, Cantor et le vieil Eloi.

Ils avaient également, avec l'aide de Florimond – et c'est Angélique qui le leur avait suggéré – taillé les personnages d'un jeu d'échecs, monté l'échiquier et aussi un damier avec ses pions et son cornet d'écorce, pour les joueurs de trictrac. La paix des longues soirées d'hiver était ainsi assurée.

Angélique reçut deux paires de gants finement peaussés pour préserver ses mains dans ses travaux. Dans une petite boîte d'argent elle trouva un camée napolitain représentant un profil de déesse en blanc pur sur le fond rouge-rosé du coquillage. Elle jeta un regard à Cantor ; elle savait que ce camée lui servait de talisman depuis son enfance en Méditerranée. Il s'en était séparé pour elle.

– Moi, j'ai forgé la petite boîte d'argent et les couronnes des rois, dit Florimond un peu jaloux du regard ému dédié à son cadet.

Malgré sa grande taille, il reçut sa part de baisers.

Honorine contemplait sa poupée d'un air circonspect.

Elle n'avait jamais manifesté beaucoup de goût pour les jeux de son sexe. Angélique craignait un éclat qui eût déçu les artisans de cet objet conçu avec tant d'amour. Mais, après quelques instants de réflexion, Honorine prit la poupée dans le creux de son bras d'un air très entendu, et chacun sourit d'aise, tandis qu'Angélique poussait un soupir de soulagement. De l'autre main, Honorine dénombrait les multiples trésors qui iraient bientôt rejoindre ceux déjà accumulés dans sa chère boîte, emmenée de La Rochelle ; les colliers de perles enfilées par sa mère l'enchantaient. Elle les passait à ses bras, à son cou, et en garnissait sa couronne d'argent et celle de son petit compère.

Dans une bonbonnière d'argent, elle trouva encore des pastilles qu'Angélique avait confectionnées avec de la pâte de noix de caryer mêlée de miel jalousement conservé. Il y avait beaucoup d'objets d'argent parmi ces présents du cœur, et des mains habiles les avaient façonnés dans le secret de la forge, avec le minerai même extrait de la terre. C'était la richesse minérale de Wapassou qui commençait de surgir et de scintiller, pure, de ses limbes... Lorsqu'on se fut exclamé et extasié à loisir, on rappela au comte de Peyrac qu'il avait annoncé deux « surprises ».

La première, le comte l'avoua volontiers, seuls les anciens de la Méditerranée en apprécieraient la valeur.

C'était un petit sachet contenant de la poudre de café. Des « hourra ! » bruyants s'élevèrent, combattus par les protestations des adversaires de cette sombre mixture. Comment, disaient les Anglais et les Canadiens pour une fois d'accord, était-il possible de se pourlécher d'une telle boue acre ? Il fallait être d'origine aussi barbare que les Turcs pour le moins. En revanche, les partisans du divin breuvage changèrent de place et se groupèrent autour du comte pour ne rien perdre de la cérémonie de sa préparation.

Tandis que Kouassi-Ba apportait sur un plateau de cuivre le service d'usage, rescapé des divers désastres où Angélique l'avait cru disparu, le comte fit distribuer aux autres des tresses de tabac de Virginie de la qualité la plus fine.

Florimond passa les pipes et les calumets, approcha les braises des fourneaux bien bourrés. Il n'aimait pas le café. Il préférait le chocolat, dit-il... avec un clin d'œil complice à Angélique. Cantor, lui, ne dédaignait pas de humer le parfum qui lui rappelait ses courses d'enfance en Méditerranée, avec son père, les escales, les combats et Palerme où il étudiait chez les jésuites, à l'ombre d'anciennes mosquées et de palais normands. Angélique, elle, jubilait, et elle avait battu des mains. Sa prédilection pour le café était peut-être puérile. Mais l'annonce de son mari avait fait briller ses yeux et son visage était tout illuminé de contentement. Avec Cantor, Enrico Enzi, Porguani, les Espagnols, les Péruviens, on se pressait nombreux autour du comte de Peyrac.