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– Avez-vous vu, cette fois, avez-vous vu, Eloi ?... cria Angélique.

Le vieux coureur de bois hocha la tête.

– Ce sont des esprits, balbutia-t-il... Nicolas Perrot l'avait bien dit : des esprits... Il ne peut y avoir que des esprits pour être dehors par ce temps...

– Mais non, vous divaguez... ce sont peut-être des vivants.

Elle toussa car l'air glacé, en lui emplissant les poumons, la suffoquait. Ils étaient obligés de se parler nez contre nez pour s'entendre, et de crier.

– Des êtres vivants, vous dis-je... et qui se meurent...

Précipitamment, ils revinrent au fort. Leur témoignage jeta un grand trouble. Angélique essayait de convaincre ses compagnons de ce qu'elle avait aperçu à l'autre bout du lac. Mais le vieux Macollet répétait avec entêtement :

– Ce sont des esprits, j'vous dis... Après tout, c'est des choses qui arrivent... C'est pas la première fois que j'en vois, pour ma part...

– Et moi donc ! Et moi, renchérirent des voix.

Angélique arrêta, en tapant du pied et en criant plus fort qu'eux, le flot des histoires de fantômes et d'apparitions qui allaient déferler.

– Assez, ce sont des vivants ! vous dis-je. Et ce cri que j'ai entendu ! Et ces coups à la porte ?...

– Eh ! oui. Justement, ce cri, ces coups, madame... S'ils viennent de vivants que vous avez aperçus là-bas au bout du lac, comment auriez-vous pu les entendre ici, à l'intérieur, à plus d'un mille ?

– C'est bien à des esprits de rôdailler ainsi et de frapper et d'effrayer les gens dans les temps de la Noël, dit maître Jonas en levant un doigt sentencieux. Il ne nous reste plus qu'à bien nous calfeutrer et à faire des prières.

Angélique passa la main sur son front si froid qu'il lui semblait fait d'un bois dur et insensible. Que croire ? Que penser ?... Si ce qu'elle avait entendu pouvait se confondre avec une hallucination, ce qu'elle avait vu, non !...

Le comte de Peyrac sortit de la chambre, où il s'était retiré. Il descendit les degrés de l'estrade qui menaient à la salle et s'informa des causes de l'agitation.

– Nous avons vu... quelque chose, là-bas, au bout du lac, lui expliqua Angélique.

– Des fantômes, oui, affirma Macollet... Sûr que c'étaient des âmes en peine, je voyais la forêt à travers leurs corps.

Angélique ne sut que dire car elle avait éprouvé la même impression de transparence.

– Des trombes de neige soufflées par le vent ? suggéra Peyrac.

Mais cette fois Angélique et Macollet furent d'accord.

– Non ! Non ! C'était... autre chose.

Joffrey de Peyrac regardait sa femme avec attention. Il lui trouva un regard perdu qu'elle avait parfois lorsque quelque chose se saisissait d'elle par l'intérieur. Alors elle était absente, uniquement préoccupée de questions qu'elle ne formulait pas et dont elle devait trouver seule la réponse. Il commençait à la connaître, et elle était sensible à l'extrême aux phénomènes qui, tout en faisant partie de la physique matérielle, n'en demeurent pas moins inexplicables. Pour sa part, il croyait volontiers aux possibilités de transmettre des messages, des appels sur des ondes invisibles, car il avait été témoin dans ses voyages de faits troublants.

Le comte demeurait songeur.

Nicolas Perrot lui aussi partageait ces doutes. Il posa sur Angélique le même regard perplexe et sagace que celui de son chef et brusquement se dressa :

– Il faut y aller, décida-t-il. – Et, avec un coup de menton interrogateur vers Angélique. – C'est bien cela que vous voulez, madame ? Oui ?... Alors, si c'est cela, allons-y...

– Soit, dit Peyrac se décidant. Après tout, nous ne risquons qu'une promenade un peu désagréable, et ainsi vous aurez la conscience tranquille, n'est-ce pas, chérie ?

Clovis l'Auvergnat se récusa avec de grands gestes.

– Courir après des fantômes, moi ? Ça, jamais, s'écria-t-il en se cachant sous ses couvertures.

Et le mécréant se signa à plusieurs reprises.

Suivis de Nicolas Perrot, de deux Espagnols, de Jacques Vignot, de Florimond et de Cantor, Angélique et son mari descendirent vers le lac, portant des lanternes. On avait jugé inutile de déranger Porguani qui s'était déjà couché dans sa cambuse près de l'atelier, Eloi Macollet suivait de loin en grommelant et en serrant son chapelet dans une des poches de sa vareuse. De temps en temps la lune se cachait. La neige était si dure qu'il était inutile de chausser des raquettes.

Le petit groupe suivit la rive droite du lac. La marche n'était pas facile et chacun se taisait. On n'entendait que le crissement des bottes et des mocassins sur la neige et les bruits rauques et heurtés des respirations dont l'air gelé amplifiait le son. Arrivés à l'extrémité du lac, ils firent halte.

– Eh bien, c'était là, fit Angélique en regardant autour d'elle.

Tout était si calme, si solennellement calme, que leur anxiété précédente paraissait sans objet.

Le vent même s'était apaisé un peu, ne soufflant plus qu'au ras du sol, en soulevant la neige fraîche.

En s'avançant encore on aurait pu voir briller les cascades de glace, au bouillonnement figé, en un tuyau d'orgue de cristal. Tout semblait morne et endormi.

– Cherchons, dit Peyrac.

Ils s'éloignèrent les uns des autres en promenant au sol le rond de lumière de leurs lanternes. Mais le tapis de neige était vierge.

Angélique, transie, n'était pas loin de s'adresser des reproches. Demain, au réveil, les vapeurs du vin dissipées, elle rirait de sa sottise, et il lui faudrait se préparer à supporter pendant quelque temps les lazzi de l'entourage. Puis un brusque désir inquiet et entêté de trouver absolument quelque chose la reprenait, et elle cherchait, en se heurtant aux arbres, aux buissons, en trébuchant dans des fondrières.

Un peu plus tard, ils se rassemblèrent de nouveau et décidèrent de revenir vers le fort. Mais pour Angélique, c'était comme si une main invisible continuait de la tirer en arrière. Elle ne se décidait pas à quitter l'endroit et elle laissa les autres la distancer. Elle regrettait que l'Indien panis de Nicolas Perrot ne fût pas venu, car il avait un flair de chien de chasse. Mais il craignait trop les esprits de la nuit, et même son maître n'aurait pu le décider.

Une suprême fois, les yeux d'Angélique allèrent de la rive du lac à la lisière de la forêt.

– Il y a un amoncellement là-bas...

À cet instant, la lune parut dans toute sa splendeur, un pinceau de lumière argentée glissa entre les branches et frôla le monticule neigeux. Elle faillit pousser un cri.

La clarté diffuse, en modelant des ombres nouvelles, en redessinant les bosses et les méplats de l'emplacement, avait fait surgir, comme en une vision fugitive, des silhouettes humaines étendues.

Elle avait vu, oui vu, sous ce blanc linceul aux courbes douces le bossellement d'une tête, suivi de la courbe des reins.