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Et là, n'était-ce pas un bras étendu ?...

Elle se précipita, le cœur battant. L'emplacement était retombé dans une demi-obscurité. Elle se jeta à genoux, grattant avec frénésie. Elle trouva quelque chose, elle ne savait pas quoi, mais cela venait dans ses doigts crispés à mesure qu'elle tirait et ce n'était ni des feuilles, ni de la terre, ni... quoi ?... qu'est-ce qu'on pouvait bien s'attendre à trouver sous la neige ?... Elle retira son gant afin de mieux palper : c était de l'étoffe !... Alors, elle se mit à tirer, tirer encore. Et quelque chose de pesant et de raidi vint, qui était un bras humain.

Elle continuait, dégageait une épaule, soulevait tout un buste, et la neige glissait de part et d'autre avec facilité, car la couche était légère et mince. Juste assez épaisse pour dissimuler aux regards le corps de l'homme qui était tombé là d'épuisement. Elle leva sa lanterne et éclaira autour d'elle. Il y en avait d'autres. Elle les devinait maintenant avec netteté. Comment avait-on pu passer tout à l'heure si près d'eux sans les voir ? Elle reprit sa tâche, réussit à dégager le premier corps et à le tirer hors du couvert des arbres, en se cramponnant à ses vêtements durcis de ses doigts nus et douloureux. Dans son émotion, elle avait respiré si précipitamment que sa gorge la brûlait. Elle n'avait plus la force d'appeler.

Heureusement, une voix proche la héla, c'était le comte qui était revenu sur ses pas.

– Où êtes-vous ?...

– Ici, répondit-elle, venez vite : ils sont là !

– Sang Dieu ! s'exclama-t-il.

Il la vit sortir de l'ombre des arbres portant sur son dos une forme inerte et noire.

Chapitre 31

On en dégagea huit. Des êtres indistincts sous la carapace gelée de leurs capotes, de leurs mitasses et de leurs couvertes. Inertes, mais souples encore.

– Ils vivent. Ils ont dû s'écrouler il y a moins d'une heure, et la petite neige que le vent a soufflée les a recouverts.

– Qui est-ce ? demanda Vignot.

– Qui veux-tu que ce soit ? répondit Macollet.

– Tu as entendu ce qu'a dit Perrot, ce n'est pas des esprits, ça peut être que des Français du Canada pour se promener dans les déserts, en cette saison.

Un seul était tout à fait raide comme un tronc d'arbre. Celui que transportait Jacques Vignot.

– Pèse autant qu'un âne mort çui-là, grognait le Parisien en se traînant sur le chemin, c'est un macchabée que tu portes là, mon fils ! Pas de doute. C'est le mort que tu as sur ton dos, Jacques, mon ami !...

La sueur, en gelant sur son visage, lui faisait un masque visqueux. Tout païen qu'il fût, Jacques Vignot, perclus, finit par penser à Jésus portant sa croix. C'était la nuit de l'Épiphanie. Une nuit pas comme les autres. Au fort on aurait dit qu'il n'y avait plus de place dans la salle. Ceux qui étaient restés regardaient avec effroi. Il en arrivait toujours et rescapés aussi bien que sauveteurs avaient tous le même aspect fantomatique, couverts de neige, les sourcils, le menton, blanchis de gel. Tous des spectres glacés aux yeux brûlants qui, chez certains, paraissaient contempler encore les ténèbres de l'au-delà.

Jacques Vignot déchargea son cadavre à même la table, où le corps raidi et durci chut entre des plats et quelques lingots d'or avec un bruit mat. Le pauvre homme n'en pouvait plus. Il soufflait comme un loup-marin et secouait ses doigts bleuis. On étendit les plus inertes à terre, mais on assit d'autres sur les bancs car ils semblaient revenir à eux. Autant qu'il était possible de se rendre compte en examinant leurs visages blanchis et jaunis par le gel, il y avait cinq Européens et trois sauvages. Des Français, tous barbus.

La glace fondait entre les poils de leurs barbes et tombait à terre avec un petit bruit de verre brisé. On leur glissa entre les lèvres des gobelets d'eau-de-vie. Ils burent et leur respiration devint plus rauque et profonde. Leur immobilité d'un dangereux sommeil, dans le froid de la nuit, sous la neige qui les ensevelissait, n'avait pas excédé deux heures. Pourtant l'un était bien mort. Celui qui était sur la table. Nicolas Perrot s'approcha et tira le capot de laine qui cachait le visage du mort. Il poussa une exclamation étouffée.

– Dieu ! Vierge Mère !... Quelle pitié !...

Il se signa.

Les autres s'approchèrent aussi, reconnurent le mort et se reculèrent avec des exclamations étouffées. La peur, une crainte superstitieuse se partageaient leurs cœurs. Car celui dont il venait de contempler la face figée dans une immobilité de pierre, il le savait mort, il le devinait, mort depuis longtemps, depuis près de trois semaines au moins, là-bas, aux bords du lac Mégantic.

C'était le lieutenant de Pont-Briand !...

Ils se tournaient vers le comte de Peyrac. Celui-ci s'approcha, les sourcils froncés, et observa sans émotion le visage aux yeux clos, à la chair de marbre collée sur les os. D'un doigt, il acheva d'écarter la capote, vit une étoile noire à la tempe. La blessure avait très peu saigné, à cause du froid.

Il hocha la tête. Oui, l'homme qui était là était bien celui qu'il avait tué de la pointe de son épée. Les yeux qu'il avait fermés lui-même, comme à un loyal adversaire, ne s'étaient pas rouverts.

Le mort était tout simplement un mort de trois semaines conservé par le gel, dans les branches de l'arbre où le Huron l'avait hissé. Sépulture traditionnelle de l'hiver à l'abri des renards ou des loups, en attendant que le sol reparaisse pour qu'on puisse y creuser une tombe.

– Le mort, chuchota Mme Jonas en se penchant vers Angélique qui s'affairait à ranimer les feux et à réchauffer les soupes et les viandes.

– Eh bien ?...

– C'est M. de Pont-Briand.

Angélique sursauta et se redressa. Elle était près de l'âtre surélevé et pouvait voir toute la salle qui offrait un spectacle étrange, avec ces personnages figés autour de la table, contemplant un corps de pierre, étendu parmi les reliefs du festin et les lingots d'or qui y brillaient encore.

– Oui, le lieutenant de Pont-Briand, dit avec force une voix étrangère.

Vacillant, un des inconnus se dressait, dressait sa face blême, encore marquée des stigmates tragiques. Les yeux brûlaient, agrandis et fixes.

– Oui, Pont-Briand, que vous avez assassiné et au nom duquel nous tous venons vous réclamer justice, monsieur de Peyrac.

Joffrey le considéra avec calme.

– D'où me connaissez-vous, monsieur ?

– Je suis le comte de Loménie-Chambord, dit la voix. Ne me reconnaissez-vous pas ? Je vous ai rencontré à Katarunk.

Nicolas Perrot, qui était absent lorsque le lieutenant de Pont-Briand était venu au fort, ne comprenait pas et fixait tour à tour les assistants de cette scène extraordinaire.

– Non, ce n'est pas possible, s'écria-t-il en se précipitant vers le comte de Peyrac et en le saisissant impulsivement par son pourpoint, geste qu'il n'aurait pas osé s'il n'avait été sous le coup d'une violente émotion. Vous avez tué cet homme ?... Mais c'était mon ami... Mon frère... Et c'est vous, vous, qui l'avez tué !... Non, ce n'est pas vrai.

– Si, c'est vrai, dit la voix affaiblie d'un des autres rescapés. Voilà le maître que vous servez, Nicolas !... Il n'hésitera jamais à abattre un de vos compatriotes si cela lui convient...

Joffrey de Peyrac, jusque-là impassible parmi l'assistance troublée et anxieuse, parut soudain saisi d'une violente colère, surtout lorsqu'il croisa le regard désemparé de l'honnête Canadien Perrot.

– Oui, je l'ai tué, fit-il d'une voix sourde et rauque. Mais Nicolas Perrot est mon ami. N'essayez pas de le séparer de moi.

Les yeux noirs fulgurèrent et devinrent terribles.

– Hypocrites ! Hypocrites ! Vous savez pourquoi je l'ai tué. Alors, pourquoi feignez-vous l'indignation ?... Et m'accusez tous d'un crime. Alors que je n'ai fait que venger mon honneur bafoué !... N'avez-vous donc pas dans les veines du sang de gentil homme !...