Elle attrapa le grand manteau noir à haut collet qu'il avait posé sur un coin de table et elle le lui jeta elle-même autour des épaules en l'enveloppant bien. Elle n'aurait peut-être pas agi ainsi dans d'autres circonstances. Par exemple si ce respectable jésuite lui avait été présenté dans un salon.
Mais, étourdie par l'inquiétude, ses gestes commençaient à la dépasser et elle se sentait surtout intensément responsable de la santé de chacun, au point de redouter de voir ce jésuite donner prise à la maladie en attrapant froid. Elle lui tendit également son chapeau. Il s'éloigna à grands pas.
Angélique pensa qu'il lui fallait absolument boire quelque chose de chaud pour se ressaisir. Elle s'approcha de l'âtre, se versa un peu d'eau bouillante dans un bol de bois et prit sur la table le flacon de marc de pommes.
Quelques hommes achevaient une soupe qu'ils avaient réchauffée eux-mêmes. Certains trempaient des morceaux de galette de maïs refroidie dans une rasade d'eau-de-vie.
– N'avez-vous pas encore vu Mme Jonas ? leur demanda Angélique.
Ils secouèrent négativement la tête.
Ils étaient intimidés par la présence des étrangers qui se tenaient assis au bout de la table. Il y avait celui qui s'était présenté comme le baron d'Arreboust. Il était large et fort, les tempes grisonnantes, une allure de gentilhomme, et il avait pris le temps de se raser. L'autre était un long jeune homme à mine austère. Mais Angélique, absorbée, ne les remarqua même pas. Elle s'inquiétait de l'absence de Mme Jonas, qui était toujours la première levée et se chargeait de mettre en route les feux et les marmites.
M. Jonas non plus, ni Elvire ne s'étaient montrés. La maladie avait-elle déjà frappé ? Et les enfants ? Elle s'obligea à ne pas aller quérir de leurs nouvelles avant d'avoir pris les précautions recommandées par le comte de Peyrac, regagna sa chambre, échangea ses vêtements de dessus, qu'elle exposa à l'air glacé, avec sa robe de la veille qu'elle avait portée pour le repas d'Épiphanie, changea de coiffe, se frotta les mains et se rinça la bouche avec de l'eau-de-vie. Puis elle alla gratter le cœur battant à la chambre des Jonas. Elle fut soulagée d'entendre des voix répondre.
Les enfants étaient levés et habillés et s'amusaient dans un coin, mais les trois Rochelais, assis chacun sur un escabeau, très raides, tournèrent vers elle des visages pâles et chagrins.
– Vous savez ? murmurèrent-ils.
– Hélas !
– Qu'allons-nous devenir ?
– Mais comment êtes-vous déjà informés ? demanda Angélique.
– Oh ! Nous nous en sommes aperçus presque tout de suite quand vous les avez ramenés, hier soir.
– Vous auriez pu nous en parler aussitôt.
– Pourquoi faire ? On n'y peut rien.
– Nous aurions pris dès l'instant les précautions nécessaires... M. Jonas la regarda sans comprendre :
– Des précautions ?
– Mais... de quoi parlez-vous ? s'écria Angélique.
– Du jésuite, pardi !
Angélique rit nerveusement.
– Je m'en étais un peu doutée, hier soir, que c'était un jésuite, expliqua Mme Jonas, il y avait quelque chose dans ce barbu-là qui ne m'inspirait pas confiance bien qu'il fût tout aussi gelé que les autres. Mais ce matin, quand je l'ai aperçu en entrant dans la salle, tout sombre de pied en cap avec sa robe noire, son col, sa croix, j'ai cru m'évanouir. Le frisson me tient encore...
– Il y a ici pire que le père jésuite, dit Angélique, tristement.
Elle leur exposa la situation.
L'isolement était le meilleur moyen de défense contre la contagion. Jusqu'à nouvel ordre, les Jonas resteraient dans leur appartement avec les enfants. On leur passerait des provisions et ils prépareraient les repas pour eux-mêmes et pour les enfants. Ils prendraient l'air en sortant par l'arrière de la maison. La neige était assez haute pour qu'on pût l'atteindre presque de plain-pied en empruntant leur fenêtre. Grâce à ces précautions, peut-être éviterait-on qu'ils fussent frappés du terrible fléau. En retournant dans la salle, Angélique vit qu'un groupe entourait l'un des lits, dans le fond de la salle, du côté du dortoir des hommes.
Elle s'approcha et reconnut sur l'oreiller le visage empourpré du comte de Loménie qui déjà avait sombré dans l'inconscience.
Chapitre 3
L'un des Hurons mourut le soir de ce jour, dûment confessé et administré par le père Massérat.
– Au moins, disait Nicolas Perrot, nous aurons, à portée, les secours de l'Église. Ce n'est pas si fréquent pour ceux qui meurent l'hiver au fond des bois.. On avait transporté le comte de Loménie dans un des greniers.
La colonne de la cheminée le traversait, ce qui entretenait une certaine tiédeur. On y mit un brasero et on laissa la trappe ouverte.
Par crainte de l'incendie, qui est la grande peur de l'hivernage, quelqu'un resterait en permanence au chevet du malade. Il était nécessaire d'ailleurs de le veiller car il était très agité et essayait de se lever. Il fallait le faire boire, lui bassiner les tempes, le recouvrir sans cesse. Angélique se fit aider de Clovis l'Auvergnat. Il n'avait pas de dispositions particulières pour le rôle d'infirmier, mais lui seul avait eu la variole et il était le seul à ce titre qui pût approcher impunément le malade.
Angélique enfilait les gants de peau qu'on lui avait offerts la veille pour se livrer aux soins que réclamait l'état du pauvre comte. Elle n'était pas tout à fait certaine que ces mesures suffiraient. Elle laissait ses gants au chevet du malade et les mettait quand elle revenait. Elle passa le reste de sa journée à faire bouillir d'énormes quantités d'eau et à y effeuiller tout ce qu'elle pouvait avoir de racines ou de feuilles médicinales. Elle avait de plus à assumer les travaux de Mme Jonas et d'Elvire. Ce que voyant le comte de Peyrac mit deux hommes à sa disposition. Il travaillait à l'atelier, comme d'habitude, mais se rendait plusieurs fois au chevet du comte de Loménie et au wigwam d'Eloi Macollet qui se débrouillait philosophiquement avec ses malades en fumant pipe sur pipe et en absorbant rasade sur rasade.
Lorsqu'il revint de sa dernière visite du soir, il était accompagné du père jésuite et il annonça la mort du premier des Hurons.
Le souper était prêt. On se mit à table, mais beaucoup avaient la gorge serrée. Chacun guettait sur le visage de l'autre le reflet d'une condamnation à plus ou moins brève échéance. On regardait tout d'abord les trois étrangers, le père jésuite, le baron d'Arreboust et le très long jeune homme qui ne desserrait pas les dents sauf pour manger. L'on se rassurait de les voir avaler de bon appétit, car dans l'ordre logique des choses ils auraient dû être aussi frappés par la variole. L'on discutait de la pratique courante, dans les pays du Levant, de se préserver de la maladie en trottant une plaie artificiellement provoquée par la pointe d'un couteau ou d'un rasoir ébréché avec les pustules encore humides d'un varioleux guéri. Certains de ces guéris en faisaient même commerce, entretenant quelques-unes de leurs pustules au long des années, et allant de ville en ville proposer aux gens leur contact salvateur.
Mais ici en Amérique les conditions de ce traitement de préservation n'étaient pas les mêmes. Les pustules du seul varioleux qu'on eût à disposition, Clovis, étaient sèches et inefficaces depuis trop longtemps, le Huron était mort d'ailleurs avant que les pustules caractéristiques eussent fait leur apparition... Pas de chance !...
Ces discussions à table achevèrent de couper l'appétit à Angélique qui, déjà, devait se forcer pour avaler quelques cuillerées.
Comme il se doit, au cours de telles journées, les enfants libérés d'une étroite tutelle par l'anxiété concentrée des adultes obéirent à l'instinct sûr de leur âge en se livrant à d'imprévisibles exploits.