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On entendit soudain un cri terrible venant de l'appartement des Jonas et Angélique, se précipitant la première, se trouva devant une Elvire sanglotante et M. et Mme Jonas muets de saisissement.

Ils lui désignaient quelque chose dans un coin, ou plutôt quelqu'un qu'elle ne reconnut pas tout d'abord. C'était Honorine.

Profitant de ce miracle grâce auquel l'attention des grandes personnes s'était détournée d'elle, Honorine avait décidé de se faire une coiffure à l'iroquoise et elle avait convaincu le petit Thomas de l'y aider.

Ce n'avait pas été une mince besogne et, malgré l'activité successive et simultanée d'une paire de ciseaux et d'un rasoir, il avait fallu une bonne heure aux deux enfants pour faire tomber à terre la lourde chevelure d'Honorine, en ménageant au sommet du crâne le seul cimier glorieux de la mèche du scalp. Lorsque Elvire, inquiète à la longue de leur silence, découvrit les deux enfants, ils essayaient de se rendre compte du résultat en se penchant sur un morceau d'armure qui leur servait de miroir.

Les cris de la jeune femme, les exclamations désolées des Jonas, l'irruption d'Angélique les immobilisèrent dans leur coin, tout petits et les yeux écarquillés. Ils étaient déconcertés mais nullement persuadés de leur sottise.

– On n'a pas encore fini, dit Thomas. Je suis en train de lui mettre les plumes.

Angélique s'effondra sur un escabeau. Elle se laissa aller à un rire inextinguible. La frimousse ronde d'Honorine surmontée de cette crête rouge et hérissée était vraiment trop drôle. Il y avait une bonne dose de nervosité dans son rire, mais que faire d'autre ? Il y a des jours où les démons semblent avoir particulièrement licence de tourmenter les humains. Si l'on se laisse atteindre, ils vous dominent et vous réduisent à la démence. À Elvire, qui continuait de verser des larmes et que scandalisait sa réaction maternelle, elle tenta d'expliquer qu'il se passait aujourd'hui des événements beaucoup trop graves pour qu'on attache de l'importance à celui-ci.

Le miracle était qu'Honorine s'en tirait sans une oreille coupée, ni même une estafilade. Qui sait ? Le petit Thomas avait peut-être des dispositions pour le métier de barbier !... M. et Mme Jonas proposaient de graves sanctions : on devait les priver de pain et de fromage. Mais là encore Angélique s'interposa. Non pas aujourd'hui, et surtout pas en les privant de pain et de fromage ; ils devaient garder toutes leurs forces pour avoir quelques chances de résister à la terrifiante épidémie.

Déjà, ayant repris son sérieux, elle s'approcha des deux moutards et leur fit remarquer avec sévérité qu'en empruntant sans demander la permission des ciseaux et un rasoir ils avaient gravement désobéi. Elle se retint de leur administrer à chacun une sonore paire de gifles bar crainte de la contagion.

Décidément, les diablotins avaient bien choisi leur jour. On les envoya tous deux au lit, dans l'obscurité. Cette seule punition, à laquelle ils étaient sensibles, ne pouvait leur faire que du bien.

Dans la grande salle, Angélique raconta les exploits d'Honorine. Le récit obtint un franc succès de rire. Cela détendit l'atmosphère.

Chacun pressentait que cette façon de faire la nique au mauvais sort éloignerait peut-être les génies funestes. Honorine venait de proclamer bien haut par ses actes qu'elle ne se préoccupait pas de la variole.

Elle avait d'autres chiens à fouetter.

Cela risquait de déconcerter, de décevoir les esprits ténébreux qui ne sont pas toujours très subtils à comprendre les réactions des humains., Un autre facteur de réconfort avait été la découverte du pain et du fromage faite dans les bagages des Canadiens. Trois hommes étaient retournés à l'extrémité du lac pour dégager de la neige et de la glace le reste de l'équipement des Français. Parmi les vivres habituels de viande séchée et de lard salé, de farine de blé dinde5 et de tabac, ainsi que des provisions suffisantes d'eau-de-vie, on avait trouvé la moitié d'une grosse forme de fromage et une miche entière de pain de froment. Le tout durci comme du caillou.

Mais il suffit de passer le pain au four et de déposer le fromage au bord des cendres pour rendre à chacun les qualités de leur premier état. Le pain était tiède, le fromage tendre sans excès et son parfum réjouissait.

Les Français insistèrent pour partager entre leurs hôtes ces victuailles dont ils se nourrissaient communément à Québec, mais dont étaient privés les habitants des forêts. Certains parlèrent de la contagion possible apportée par ces mets. Mais la gourmandise fut la plus forte. Angélique hésita. Et puis tant pis ! Elle traça une croix sur les morceaux de pain et de fromage pour conjurer les mauvais esprits et en envoya aux deux enfants punis dont les larmes se firent moins amères.

Chapitre 4

Les hommes du fort Wapassou avaient accueilli avec sang-froid l'annonce de la menace qui pesait sur eux. Dans leur fatalisme il y avait chez beaucoup de réels sentiments chrétiens, de résignation à la volonté de Dieu.

Angélique ne possédait pas ce genre de résignation. Elle aimait la vie avec une passion d'autant plus forte qu'il lui semblait n'en connaître que depuis peu toute la magnificence. Et elle ne voulait pas qu'Honorine ni ses fils fussent privés dans la fleur de l'âge de ce fruit savoureux. La mort d'enfants ou de jeunes hommes était un crime dont elle se serait sentie responsable.

Mais il y a des moments où il faut savoir faire le sacrifice de sa vie, pour soi-même et pour les siens, admettre que le couperet peut tomber à tout moment un jour, s'abandonner, sans révolte inutile, à ce sort qui est le sort commun...

« C'est ainsi que l'on chemine avec la vie et la mort pour compagnes – toutes deux ont leur importance – il ne faut pas avoir peur de la mort... »

Qui lui avait dit ces mots empreints de grandeur ? Colin Paturel, le roi des esclaves de Miquenez, un Normand, un simple marin, de la même espèce que ceux qui étaient là, rassemblés sur une terre étrangère et captifs de l'hiver... Lorsque Joffrey de Peyrac décida de veiller une partie de la nuit auprès du gentilhomme malade, pour laisser ensuite le tour de sarde au forgeron, Angélique ne trembla pas pour lui. Elle le sentait invulnérable devant la maladie.

Le huitième jour, le dernier des Hurons mourut à son tour, consumé de fièvre et le corps criblé de taches rouges.

Mais toujours pas de pustules.

À l'aube du jour suivant, en venant relever Clovis l'Auvergnat de sa garde, Angélique le découvrit presque inconscient, le souffle court, la face rougie comme le métal de sa forge et beaucoup plus mal en point que le malade qu'il veillait.

Angélique le considéra un long moment. Puis elle tomba à genoux en s'écriant : « Dieu soit loué ! »...

L'Auvergnat devait lui en vouloir longtemps de son exclamation. On pouvait lui raconter ce qu'on voulait. Il n'en démordrait pas. Mme la comtesse s'était vraiment réjouie de le voir malade.

Elle ne s'était même pas préoccupée de le secourir. Elle avait dit : « Dieu soit loué ! » Elle l'avait d'emblée planté là pour courir annoncer à tout le monde : « Clovis est malade. Réjouissez-vous... »

Il l'avait exactement entendu de ses propres oreilles. Et elle avait sauté au cou de la première personne rencontrée, en l'occurrence Nicolas Perrot.

Personne ne réussit à faire entendre à l'Auvergnat que ce qui avait tant réjoui Angélique en le voyant, lui, un ancien varioleux, frappé par la contagion, c'était la preuve et la certitude, enfin, que ce n'était pas la variole !... C'était une rougeole maligne, et certes beaucoup la contractèrent. Elle ne présentait pas pour autant la gravité du terrible fléau. Les Hurons étaient bien morts ; cependant, ils meurent pour peu de chose, les Canadiens en témoignaient. Un simple rhume les met à la dernière extrémité. C'est une race fragile depuis qu'ils ont fait alliance avec les Blancs. Leurs génies protecteurs semblent les avoir abandonnés et beaucoup parmi eux ont été jusqu'à accuser le baptême d'être la cause de leur déchéance et de l'extinction de leur race.