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Frappés d'une fièvre maligne, ils ne pouvaient résister.

Pendant plusieurs semaines, la maladie allait requérir toutes les forces des habitants de Wapassou.

Passions, rancœurs, projets devaient faire silence. On les mettait de côté, pour après. Mais tout d'abord il fallait sortir de ce tunnel rouge où demeurait tapie dans l'ombre, l'ennemie, la mort. Jusqu'au dernier convalescent qui se lèverait, pâle et vacillant pour venir s'asseoir à la table commune et dont on célébrerait la présence par des vivats et des verres levés, la mort peut frapper ; mais il faut se battre pied à pied, faire reculer la fièvre, faire face aux défaillances, aux rechutes, aider à franchir la crise, prendre dans ses bras un malade qui se débat brûlant et le porter pendant de longues heures, comme au creux d'une vague ou à son sommet, de l'autre côté, là où il va échouer enfin épuisé, couvert de sueur, sur la plage de la vie. Alors, Angélique contemplait le corps inerte, gisant. L'attitude était la même. Le souffle qui séparait la vie de la mort était imperceptible. Mais Angélique savait que le plus dur était franchi, qu'il vivrait. Pour être bien sûre, elle posait encore sa main sur le front, les tempes, d'où s'éloignaient, comme un orage, les pulsations incandescentes de la fièvre, puis, rassurée, elle le couvrait soigneusement, veillait à ce qu'il ne pût se refroidir et s'en allait au chevet d'un autre.

La vue d'un malade triomphant de l'épreuve lui redonnait de grandes forces et elle gardait pour lui la sympathie et l'estime qu'inspire un bon combattant. De la reconnaissance aussi. Au moins celui-ci ne l'avait pas lâchée, ne l'avait pas désavouée, ne l'avait pas laissée vaincue, avec ses pauvres armes dérisoires.

– Ne me lâchez pas. Ne me lâchez pas, lui disait-elle. Je ne peux pas tout faire, il faut que vous m'aidiez.

Et après, il restait entre elle et ceux qu'elle avait contribué à guérir la solidarité de s'être battus côte à côte. À la vie, à la mort.

Devant la maladie les hommes ont tendance à s'abandonner, à lui faire la partie belle. C'est une ennemie qui les subjugue facilement parce qu'elle leur répugne et qu'ils ne veulent pas la regarder en face. Angélique les secouait, les obligeait à doser le pouvoir de l'adversaire et à s'organiser pour en venir à bout. Elle leur expliquait :

– Demain, vous serez très mal. Ne m'appelez pas toutes les cinq minutes car je ne peux pas m'occuper de tout le monde à la fois, et cela durant sans doute plusieurs heures... Je laisserai près de vous une cruche de tisane et un gobelet. Tout ce que vous aurez à faire, c'est de boire, mais alors faites-le. Quand on est devant quelqu'un qui vous veut du mal, on prend son couteau. On n'attend pas que quelqu'un le fasse pour vous...

Elle paraissait ainsi les laisser se débrouiller. Mais ils ne cessaient de la sentir présente. Elle passait, ne jetait qu'un bref regard, mais son sourire disait « bravo ! vous ne me décevez pas », et cela les revigorait, dans leur lassitude, leur demi-délire, leur désir de s'abandonner bêtement. Et puis, quand il le fallait, elle pouvait s'asseoir longtemps à leur chevet, y rester des heures sans impatience ni découragement.

Au début, les trois femmes se relayaient pour la garde de nuit. Joffrey de Peyrac assumait souvent les heures de l'aube les plus mauvaises, mais il constatait que la présence d'Angélique avait en elle-même la vertu d'une panacée. Il aurait voulu lui épargner une fatigue inhumaine qui peu à peu tirait ses traits, cernait ses yeux. Le manque de sommeil fut bientôt ce qui l'éprouva le plus. Malgré cela il lui semblait que, si elle passait une nuit tout entière sans aller voir ses malades, elle les retrouverait tous morts ou mourants en s'éveillant. Elle se contraignit au moins une fois par nuit à effectuer une ronde, allant de l'un à l'autre, se penchant sur chacun. Elle relevait des couvertures, posait sa main sur des fronts brûlants, aidait à boire quelques gorgées, murmurait des paroles de réconfort.

Dans la torpeur du malaise ils entendaient sa voix, savouraient l'inflexion, douce comme un baume, comme une caresse, réservée à eux seuls, et lorsqu'elle se penchait plus encore, voilant de son ombre la lueur diffuse venue du feu ou de la lanterne, leurs sens, à la fois engourdis et exacerbés par la sensibilité particulière à la fièvre, se réjouissaient de percevoir son odeur de femme et dans l'entrebâillement du corsage la clarté de sa gorge ronde, jouissance furtive, moins paillarde que nostalgique, celle d'une présence chaude et maternelle qui leur rendait la sécurité lointaine, délicieuse et jamais oubliée de l'enfance. Un soir, il semblait à Loménie-Chambord qu'il allait mourir. Dans son esprit s'estompait toute sa vie passée. Il était dans un autre monde, de l'autre côté de la porte qu'il n'avait jamais osé pousser. Par l'ouverture de la trappe lui venaient des bruits de voix, des odeurs de repas, un bourdonnement confus, et ces bruits familiers prenaient une densité et une signification nouvelles. Il leur trouvait une saveur exceptionnelle, celle même de la vie. La vie qu'il n'avait jamais goûtée. Et maintenant qu'il allait mourir, tout son être en avait la perception charnelle quoique diffuse. Et lui qui avait passé son existence à aspirer au jour de sa mort et à la rencontre avec Dieu, il regrettait de quitter la terre matérielle et rude, au point que des larmes coulaient de ses yeux. Il étouffait. Il se sentait seul. Alors il se prit à guetter la visite de Mme de Peyrac dans le grenier sombre comme celle d'un ange salvateur. Lorsqu'elle était venue, elle avait compris tout de suite, d'un seul regard, ses angoisses, et elle l'avait rassuré avec des mots calmes et sérieux : « Vous vous sentez mal parce que vous allez aborder une crise... La guérison viendra aussitôt après... Soyez confiant... Vous allez franchir ce mauvais pas... Si vous étiez en danger, je le saurais... J'ai une grande expérience des malades et des blessés... Vous n'êtes pas en danger... »

Il l'avait crue aussitôt et déjà il respirait mieux. Elle l'avait enveloppé dans une couverture, l'avait aidé à se lever et l'avait soutenu pour le guider jusqu'à un siège où elle l'avait fait asseoir. Il ressentait encore la pression de ce bras ferme soutenant sa faiblesse.

– Tenez-vous sage, ne bougez pas.

Puis elle avait changé les draps moites, avait secoué la paillasse écrasée par le poids du corps fiévreux, avait aéré les couvertures et remis des draps propres, tout cela avec des gestes amples, nets, mais si harmonieux dans leur vivacité qu'il n'en éprouvait pas de fatigue à la regarder. Elle l'avait aidé de nouveau à s'étendre et il se rappelait le bien-être des linges frais autour de lui. Enfin elle s'était assise à son chevet et, tandis qu'il se laissait aller à l'engourdissement de la fièvre, elle posa sa main sur son Front moite, sa main comme un talisman, un gage précieux, une force indéfectible, qui barrait la route aux phantasmes, sa main comme une certitude, une promesse, une calme attention, une lumière qui veille... Un cœur qui veille. Il s'était endormi comme un enfant et s'était réveillé, faible mais dispos, guéri !... Lorsqu'il descendit, de son grenier et prit place à la table commune, on lui fit fête comme aux autres. Pour les Français l'exiguïté du poste s'accordait mal avec leur situation de prisonniers. Après les avoir soignés comme des nouveau-nés, Angélique pouvait difficilement les écarter et ne pas veiller sur leur convalescence... Il y eut une période, vers la fin de janvier, où plus de la moitié du contingent se trouva alité. La maladie battit son plein environ trois semaines.

Joffrey de Peyrac lui-même fut atteint et avec une certaine violence, mais il fut sur pied plus tôt que les autres. Pendant quelques jours l'intensité de la fièvre le laissa presque inconscient. Angélique le veillait en s'étonnant de n'être pas plus inquiète. Ainsi étendu, rigide, il semblait qu'une force indéfectible continuât d'émaner de lui et la maladie n'arrivait pas à l'abaisser, à le rendre pitoyable. Angélique rappelait ses souvenirs et, en effet, elle ne le voyait jamais inspirant la pitié. Même lorsqu'il était une épave en chemise, la corde au cou, sur le parvis de Notre-Dame, dans l'abjection de son corps torturé, il n'en semblait pas moins plus fort que les autres. Et c'est de la foule haineuse et sotte, du moine hystérique, à demi fou, que l'on eût été plutôt tenté d'avoir pitié... Ce qu'il possédait, rien ni personne ne pouvait le lui ôter jamais. Parmi les rescapés du soir de l'Épiphanie le père Massérat fut le seul à ne pas contracter le mal rouge et il se montra pour Angélique un aide précieux. Infatigable, d'une obligeance à toute épreuve, il se chargeait avec bonhomie des corvées les plus rebutantes, lui évitant ainsi les plus lourdes fatigues, car soulever sans cesse ces hommes inertes, dont certains étaient parmi les plus athlétiques spécimens de l'humanité, l'épuisait. Le père jésuite, lui, saisissait son bonhomme comme un poupon, retournait les paillasses, tendait les couvertures, puis, lorsque son malade était bien sagement recouché, il lui donnait sa soupe à la cuillère avec une patience de nourrice. Comme beaucoup de ses collègues, il avait soigné les sauvages dans les épidémies, parfois seul valide pour des villages entiers, allant de cabane en cabane. Il racontait avec humour que cela finissait toujours mal, car les sauvages l'accusaient comme des enfants de vouloir les faire mourir de faim en ne leur donnant que du bouillon et gardant pour lui seul la viande et les légumes, et comme il était bien portant le pas était vite franchi de le rendre responsable des malheurs qui les accablaient.