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Certaines même étaient venues en Amérique payer de leur personne. Mme de Guermont, Mme d'Aurole et la plus célèbre, Mme de la Pagerie, qui avait fondé les Ursulines de Québec. Angélique avait une telle façon de regarder le père jésuite que celui-ci bientôt ne parlait plus que pour elle. Il était vrai que leurs évocations à tous la passionnaient aussi bien. Un monde totalement étranger se révélait à elle et Versailles semblait loin avec ses mesquines intrigues et le royaume semblait loin avec ses persécutions, ses misères, le poids des temps passés pesant sur lui de façon inéluctable, en face de ces existences neuves et de la fougue des êtres qui se lançaient à l'assaut d'un monde. La Liberté !

Dans les yeux d'Angélique, ils apprenaient qu'ils avaient été « choisis et mis au large », qu'ils étaient d'une autre espèce, touchés sans le savoir par la grâce de la liberté. Et lorsqu'elle les interrogeait ou qu'elle éclatait de rire à la suite de quelques épisodes tragi-comiques comme toute épopée en fourmille, d'Arreboust et Loménie la contemplaient, sans se rendre compte qu'une expression extasiée transparaissait sur leurs visages austères. « , Ah ! si on la voyait à Québec, songeaient-ils, à côté de ces femmes hargneuses qui ne cessent de se plaindre de leur sort... toute la ville serait à ses pieds... Ah ! que sommes-nous en train de penser là !... »

Et soudain ils croisaient le regard ironique du père Masserai. Ce qu'ils ne pouvaient deviner, c'est qu'Angélique, en partie à son insu, et parce qu'elle flairait en eux l'ennemi possible, le danger, n'hésitait pas à user des pouvoirs de sa séduction. Comment n'auraient-ils pas été perdus d'avance ? Il y a certains gestes, certains regards, certaines expressions du sourire, invisibles aux autres et qui ne tirent pas à conséquence, mais qui, par leur simplicité complice, enchaînent l'amitié d'un homme. Angélique en avait la science instinctive et éprouvée. Joffrey de Peyrac s'en apercevait aussi, mais ne disait rien. L'habileté d'Angélique, sa rouerie féminine, et tout ce qu'il y avait en elle de si totalement femme dans ses façons l'enchantait, comme la contemplation d'une œuvre d'art, d'une réussite parfaite. Et il lui arrivait de s'en amuser franchement car il voyait chaque jour se préciser la défaite des gentilshommes français et même du jésuite qui pourtant se croyait très fort.

À d'autres moments, Peyrac grinçait des dents. Le jeu lui semblait dangereux et il était assez fin pour discerner que le comte de Loménie inspirait à sa femme une réelle sympathie. Il pourrait y avoir un jour, entre ces deux-là, un peu plus que de l'amitié. Mais il laissait faire, conscient que rien dans l'attitude d'Angélique ne pouvait inspirer du courroux à un mari épris, conscient également que d'essayer de transformer, de contraindre une telle nature chaleureuse, spontanée, séductive par essence, eût été inutile et presque criminel. Elle avait régné sur Versailles, sur des princes... Elle gardait le charme impérieux et irrésistible de ceux qui sont faits pour être au-dessus des autres, car le don de séduction confère aussi une sorte de royauté.

Chapitre 6

Dès ces premiers jours, en hôtesse qui connaît ses devoirs, Angélique avait proposé au père Massérat un réduit pour qu'il pût réciter sa messe quotidienne. Le jésuite s'en était montré très reconnaissant, bien que, lui expliqua-t-il, la règle de saint Ignace dispensait ses religieux de cette obligation de célébrer chaque jour le Saint Sacrifice. Ils pouvaient se contenter de deux oraisons par semaine, même solitaires. Ils n'étaient pas tenus à entendre des confessions, ni d'officier, même à la demande des croyants.

La seule chose qu'ils ne pouvaient refuser, c'était l'extrême-onction, en cas de danger de mort par accident du prochain.

Quant à leurs propres devoirs envers Dieu, la communion de la messe devrait être remplacée par la communion par l'Esprit. Soldats d'avant-garde de l'armée du Christ, ils avaient la liberté de ceux qui tracent la route, le choix de leurs actes, et de trop rigides ou absorbantes disciplines ne devaient pas venir entraver leurs mouvements. Il n'en restait pas moins fort heureux de pouvoir célébrer à Wapassou le Saint Sacrifice, source de réconfort pour le missionnaire isolé. Il avait avec lui sa chapelle de voyage, un coffre modeste en bois, recouvert de cuir noir, clouté, contenant un calice, une patène, des burettes, un ciboire, divers linges sacrés, un missel et un évangile. Le tout avait été offert par la duchesse d'Aiguillon, bienfaitrice.

Nicolas Perrot, les Espagnols, Yann Le Couénnec se rendaient à la messe et ils étaient visiblement contents de pouvoir pratiquer leur religion.

Le père Massérat, lui, ne s'en réjouissait pas. S'il était fort obligeant dans la vie commune, il n'avait pas le sens séculier paroissial. Il était venu en Amérique pour les Indiens. Les Blancs ne l'intéressaient pas.

De plus, théologien remarquable, grand lettré, fasciné par la splendeur de Dieu qu'il découvrait un peu plus dans chacune de ses méditations, la piété grossière de l'homme humble et ignare, qui ose se mêler de converser avec son Créateur, l'agaçait. Pour un peu, il eût déploré que Dieu lui-même l'y autorisât.

Comme beaucoup de ses collègues, il préférait la solitude, le tête-à-tête avec le divin mystère. Il fronçait les sourcils lorsqu'il voyait se glisser sur ses traces, dans les lueurs pauvres des deux cierges, de chaque côté de son autel de fortune, l'un ou l'autre des soldats espagnols, ou le jeune Breton, ou même Perrot, qui appuyait sa grosse épaule au chambranle de la porte et qui restait là, bras croisés, sa tignasse broussailleuse de Canadien inclinée pieusement. Ne pas oublier que saint Ignace était Espagnol !... Le père Massérat s'évertuait à la patience envers les compatriotes du fondateur. Alors le jeune Breton lui servait la messe avec piété. À tous ces fidèles tassés dans la pénombre, il distribuait le pain de vie, la petite hostie blanche. Le père Massérat pensait qu'à quelques pas il y avait des hérétiques qui ne pouvaient voir un crucifix sans tomber du haut mal, et qui, en ce même temps, se livraient à leurs prières coupables.

Dans la cuisine, des femmes commençaient d'aller et de venir, de couper du petit bois, de frapper le briquet. On entendait crépiter les flammes et le bruit des chaudrons qu'on accrochait aux crémaillères, celui de l'eau qu'on versait. Des bâillements d'hommes qui s'éveillent.

Parfois une petite voix d'enfant, grêle comme un grelot, et qui fusait pour s'interrompre subitement sur sa note la plus haute car on avait dû lui faire signe de se taire. Plus près encore, dans l'atelier, des sons plus rudes, ceux des instruments qui se posaient sur l'établi, le chuintement d'un soufflet de la forge qui se mettait en marche, et des murmures de voix graves, posées, qui là aussi échangeaient les répons d'un rituel en termes sibyllins. Un nègre immense, jovial et intimidant, si savant qu'on en demeurait confondu, un métis à tête de fanatique, un Méditerranéen qui lui ressemblait et qui connaissait les profondeurs de la mer, un muet blafard, un Auvergnat brutal, des jeunes gens beaux comme des archanges... On entendait des bruits de pierres, de rocs, de terre qu'on tamisait, qu'on broyait, des odeurs de braise, de fer, de soufre.

Le père Massérat se disait qu'il aurait un rapport fort intéressant à faire lorsqu'il regagnerait Québec.