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Chapitre 7

Angélique entreprit de nettoyer les armes, de les examiner, de s'assurer de leur bon fonctionnement et de les faire briller de tous leurs feux. C'était une tâche dont elle s'acquittait avec tant de soin et de minutie, un tel savoir-faire digne d'un vétéran un peu maniaque, que le plus jaloux des coureurs de bois, quant à son arme familière, la lui confiait sans inquiétude. On avait pris l'habitude de lui demander une « révision » comme à un armurier de métier, et Clovis lui-même lui confiait sa vieille arbalète à rouet de braconnier dont il ne se départait jamais.

Messieurs d'Arreboust, de Loménie et de La Salle ainsi que le père Massérat la trouvèrent un beau matin au milieu de tout un arsenal et si absorbée qu'elle oublia de les saluer. Intrigués, ils considéraient ces mains de femme, fines, menues, posées sur des crosses brutales ou suivant du doigt la ligne d'un canon revêche, son profil penché sur le mystère d'un bassinet de mise à feu qui puait la poudre, la graisse froide, le métal brûlé, et l'examinant avec l'attention d'une mère pour son nouveau-né.

Angélique regrettait qu'Honorine ne fût pas près d'elle en cette opération, comme chaque fois quelle s'y livrait, mais la petite était encore malade. La fièvre commençait tout juste de la quitter. D'habitude, elle venait s'asseoir près de sa mère. Ses petits doigts avaient les mêmes gestes que les siens, une familiarité avisée, pour toucher les armes. Elle avait été élevée au milieu des armes.

Angélique avait sur la table toutes sortes de crochets, tringles, alênes, des huiles raffinées qu'elle filtrait elle-même, des cires, tout un matériel qu'elle avait fait à sa main et dont elle était seule à savoir se servir. Ces messieurs de Québec la regardaient agir, gratter, polir, examiner, froncer les sourcils et murmurer. Ils ne comprenaient pas. Elle releva enfin la tête, les aperçut et leur adressa un sourire distrait.

– Bonjour. Avez-vous déjeuné ? Comment vous portez-vous ? Monsieur de Loménie, dites-moi donc, avez-vous jamais vu plus belle arme que ce fusil de Saxe ?

Florimond entra, salua les personnes présentes et dit :

– Ma mère est le meilleur tireur de toutes les colonies d'Amérique. Voulez-vous voir ?

Après plusieurs jours de tempête, il faisait beau, clair, et le groupe se rendit au centre de tir près des falaises. Florimond portait deux mousquets à pierre, un à mèche et deux pistolets. Il voulait que sa mère fît une démonstration complète de ses talents et, comme elle souhaitait vérifier les armes, elle se prêta de bonne grâce à sa demande. Elle avait dans les muscles le poids de chaque mousquet, devinait à l'avance la prise qu'il ferait contre son épaule, le recul, la meurtrissure.

– Une femme ne peut pas soulever cela ! dit M. d'Arreboust quand il la vit s'emparer du mousquet saxon.

Elle l'enleva cependant sans difficulté apparente.

Elle visa, la tête penchée, le pied droit en avant, puis dit qu'en effet l'arme était lourde et qu'elle allait s'accoter pour tirer contre le faux-parapet qui servait à l'entraînement. Elle s'agenouilla à demi, penchée dans une expression attentive de tout son corps qui la prenait des reins aux épaules. Son attitude ne révélait pas de tension, c'était celle d'un calme profond, si complet qu'elle possédait la faculté de passer en quelques secondes de la vivacité des gestes à cet état proche du sommeil qui ralentit les battements du cœur et rend imperceptible le souffle. Et dans la lumière aiguë de l'hiver, le miroitement étoile du gel autour d'elle, sa joue rosie par le froid où s'allongeait l'ombre d'une paupière à demi-close, semblait s'incliner en un geste d'abandon.

Le coup partit.

La fumée montait doucement, blanche, au bout du canon, avec des tortillements de reptile. La plume posée à cent pas avait disparu.

– Qu'en dites-vous ? s'exclama Florimond.

Ils balbutièrent des approbations.

– Vous êtes jaloux ! Je le comprends, commentait le jeune homme.

Angélique ne faisait qu'en rire.

Elle aimait la sensation de puissance éprouvée dans tout son être par le prolongement de l'arme docile. C'était quelque chose qui paraissait lui avoir été donné. Un don ! Elle aurait pu toujours l'ignorer si des circonstances ne lui avaient placé des armes en main. Dans ses chevauchées de la forêt de Nieul, elle avait découvert la correspondance innée qu'il y avait entre elle et ces objets cruels d'acier et de bois. Elle oubliait qu'ils étaient forgés pour tuer, qu'ils tuaient. Elle oubliait la vie et la mort qui se trouvaient au bout de leur trajectoire. Et bien que cela parût étrange, elle pensait parfois que l'attention qu'elle avait portée à cet art, le calme et la concentration qu'il avait exigés d'elle, la ténacité qu'elle avait montrée pour devenir une tireuse habile, avaient beaucoup aidé son cerveau enfiévré par les malheurs à se préserver des dangers de la folie. Les armes l'avaient défendue de tout.

« Les armes sont choses saintes et bonnes, pensait-elle. Il faut des armes pour les faibles dans un monde sans doctrine, sans conscience. » Elle les aimait. Elle en parla encore avec eux, et elle se demandait quel sentiment les agitait et donnait au beau visage de Loménie-Chambord une expression presque douloureuse. Elle finit par les quitter et s'éloigna avec son fils qui portait les fusils dans ses bras. Ils devisaient tous deux avec animation.

Le comte de Loménie et M. d'Arreboust se regardèrent.

Le père Masserai détourna les yeux et prit son livre de prières dans une des poches de sa soutane. Cavelier les fixa tous trois, en frottant ses mains froides qu'il avait oublié de ganter. Il eut un petit ricanement.

– Eh bien ! une chose est certaine, cette femme tire comme une sorcière... Peut-être comme une démone.

Il fourra les mains dans les poches de sa vareuse et s'éloigna avec une indifférence affectée et orgueilleuse.

Il n'était pas loin de se réjouir en voyant dans l'embarras ces édifiants personnages. Il pouvait deviner mieux qu'un autre à quelles sortes de tourments théologiques et mystiques il les livrait. Il avait l'habitude des cas de conscience. Il avait été jésuite lui-même pendant dix années.

*****

– Hé oui ! dit M. d'Arreboust, voilà bien pourquoi nous sommes venus ici. Démone ou non ? Esprit dangereux ou non ?... C'est le tout de notre enquête. Demander au comte de Peyrac de soutenir l'expédition du Mississippi n'était qu'un prétexte !... Nous ne connaissions que votre jugement, Loménie. Il fallait l'étayer d'opinions différentes. J'ai été choisi. Le père Massérat aussi. À vrai dire, je ne peux vous le cacher, mon cher Loménie, j'étais persuadé que vous vous étiez laissé égarer, circonvenir. Et maintenant, qu'allons-nous faire ? Le baron d'Arreboust se racle la gorge. Il regarde tour à tour le ciel bleu, couleur de fleur de lin, à la douceur trompeuse, le poste de bois à quelques pas, enfoui sous ses neiges, les falaises, l'échappée blanche des lacs.

Voyant que le père Massérat ne paraissait pas entendre, il continua de parler, s'adressant au seul chevalier de Loménie.

– Hé ! il fallait en arriver là. Nous sommes venus, nous avons vu... Nous avons vu, répéta-t-il à mi-voix et comme pour lui-même. Qu'en pense le père Massérat de la Compagnie de Jésus ?... Le père Massérat fait mine de ne pas comprendre. Et savez-vous pourquoi, mon cher chevalier ?... Parce que le cas le dépasse... Oui, car il a déjà jugé, lui. Pendant que nous nous engourdissions dans un bien-être trompeur, lui avait fait déjà son bilan. Il a cessé de se poser la question qui nous taraude tous aujourd'hui et qui nous paraît folle : Qui est-elle ? Démons ? Séductrice ? Magicienne ? Inoffensive ? Ennemie ? Il est bien tranquille. Son art de la dialectique lui a au moins servi à cela : à voir noir sur blanc que le cas le dépasse et qu'il ne faut surtout pas – oh ! non, surtout pas – qu'il ait l'imprudence de se mêler de tout cela. Alors il se plonge dans son bréviaire !... Père Massérat, dites-moi donc, suis-je dans l'erreur en m'exprimant ainsi ?...