La voix de M. d'Arreboust, qui s'était peu à peu élevée avec hargne, résonna encore deux secondes dans l'air cristallin, puis son écho léger s'éteignit ironiquement. Le père Massérat releva les yeux, regarda ses deux amis avec étonnement, ébaucha un petit sourire aimable. L'on ne pourrait jamais savoir si Arreboust avait touché juste ; si, au contraire, le jésuite considérait son attaque comme une inoffensive plaisanterie ou s'il n'avait finalement rien entendu, car il était de nature rêveuse. Il se replongea dans son livre de prières et s'éloigna d'un pas tranquille en remuant les lèvres.
M. d'Arreboust leva les bras dans un geste d'impuissance.
– Voilà bien les jésuites, dit-il. À côté d'eux, Ponce Pilate était un enfant de chœur.
– Ce serait pourtant au Père Massérat de trancher cette question, décida Loménie. Je suis religieux certes, mais ne possède pas les titres et la formation qu'on exige des jésuites. Et si l'on exige c'est pour qu'ils soient à même de juger, avec la lumière de l'Esprit-Saint, des situations qui dépassent le simple mortel laïc. Après tout, le père Massérat est venu ici pour cela !
– Il ne dira rien, vous le savez bien, dit l'autre, désabusé. Il a déjà trouvé une bonne raison pour avoir le droit de se taire ; il la gardera pour lui avec le reste.
– N'est-ce pas justement une preuve que nous n'avons rien à craindre de ces gens ? Si le père Massérat avait jugé qu'ils étaient suspects, il parlerait, il s'opposerait aux accords que nous sommes en train d'établir.
– Peut-être avez-vous raison ? Peut-être aussi juge-t-il qu'il n'est pas en force, que nous ne l'écoute rions pas, subjugués que nous sommes déjà par l'influence de notre hôtesse ? Peut-être attend-il que nous soyons à Québec pour faire sauter le brûlot que nous y aurons garé naïvement, annoncer que toute cette affaire sent le soufre, la damnation, et qu'il faut exterminer tous ces criminels jusqu'au dernier, sous peine de périr avec toute la cause catholique du Canada. Alors, nous apparaîtrons vraiment ridicules sinon coupables. Les jésuites seront les sauveteurs, le père d'Orgeval, l'archange saint Michel.
– À quoi peut-on reconnaître au juste qu'une personne qui ne se conduit pas de façon insensée est sorcière ou démone ? reprit Loménie soucieux. Elle est très belle et, il est vrai, d'une beauté qui peut paraître suspecte par le fait qu'elle n'est pas... ordinaire. Mais la beauté est-elle jamais ordinaire ?
– Les sorcières ne pleurent pas, affirma M. d'Arreboust. L'avez-vous jamais vue pleurer ?
– Non, fit le chevalier, saisi, ému malgré lui par l'image suscitée, mais l'occasion peut m'en avoir échappé...
– On dit aussi que les sorcières surnagent lorsqu'on les jette à l'eau. Mais nous, il nous est difficile de nous livrer à ce genre d'épreuve sur Mme de Peyrac.
Il promena alentour un sourire inquiétant.
– L'eau manque, tout est gelé, murmura-t-il.
Le comte de Loménie le considérait avec stupeur. Il ne l'avait jamais vu se livrer ainsi à l'humour noir.
M. d'Arreboust le pria de l'excuser. La rigueur du climat et les inquiétudes l'aigrissaient. Il allait profiter de ce beau temps pour marcher.
Loménie dit qu'il allait se retirer pour prier et demander à Dieu conseil. Le baron s'éloigna vers le lac.
Il marchait avec difficulté car la cour n'offrait à la promenade qu'un réseau de galeries glacées, petits sentiers creusés à la bêche ou au pic, aussi compliquées que les circonvolutions d'un travail de taupe et qui conduisaient soit à la fontaine glacée, soit à la cabane de Macollet, soit vers l'atelier, l'écurie, le centre de tir ou de jeux, ou vers nulle part, c'est-à-dire vers la forêt inaccessible.
Après avoir trébuché, le premier syndic de Québec réussit à gagner les bords du lac. On en suivait la rive lorsque la neige était assez dure. À la longue, une sente glacée et durcie permettait d'y cheminer, et, lorsqu'il faisait beau comme ce jour-là, des silhouettes suivaient à pas lents, au soleil, cette ébauche de piste vers d'autres horizons, puis revenaient, après s'être heurtées à l'autre bout du lac aux portes closes des congères. Lorsque le baron fut à l'extrémité du lac, il rêva en contemplant ces lieux où il avait failli trouver la mort. Il se souvenait de l'impression de faiblesse résignée qu'il avait éprouvée en se laissant aller à bout de forces dans la neige, l'oppression du froid et de la nuit pesant sur sa poitrine comme une dalle de pierre, et il avait songé : pourvu que cela aille vite ! La dernière sensation avait été une brûlure aux pommettes, lorsqu'il avait compris que, sur son visage, la neige tombait et que ses traits, déjà figés en un masque glacé, plus jamais ne frémiraient. Il ne pouvait pas plus expliquer la torpeur mortelle à laquelle ils avaient succombé que leur sauvetage, leur résurrection. Tout cela tenait aux lieux mêmes, des lieux interdits. Et Peyrac avait eu l'audace de s'y installer.
En approchant de Wapassou on devait entrer dans une zone étrangère, aux pièges subtils et inconnus. Il ne pouvait rien expliquer et pourtant c'était son devoir de le faire ; tout au moins il avait celui de se promener. On l'en avait chargé à Québec. Il se souvenait combien lui avait paru insolite et peu en accord avec le caractère mesuré du comte de Loménie l'enthousiasme délirant que celui-ci manifestait à propos des gens de Katarunk. Il parlait avec une grave estime de ces aventuriers qu'on l'avait envoyé réduire par la force et dont il se félicitait d'être devenu un ami. Il s'était réjoui de les savoir en vie alors que la solution de les voir disparaître de la main des Iroquois avait paru à tous excellente, et s'il ne parlait pas de Mme de Peyrac dans les mêmes termes outrés que le lieutenant de Pont-Briand, on avait deviné à plusieurs reprises qu'il ne laisserait prononcer contre elle aucune parole insultante.
Frontenac, qui ne les avait lui-même jamais vus, prenait volontiers le parti de Loménie. Mais Frontenac était une tête chaude. Il aimait le paradoxe et le beau sexe, détestait les jésuites ; sa nomination comme gouverneur du Canada avait été plutôt une disgrâce qu'un honneur. Louis XIV ne lui pardonnait pas d'avoir eu l'imprudence de faire la cour à Mme de Montespan. Bon politique cependant quand il s'agissait de gérer un pays. Il avait fait confiance d'emblée au nouveau venu, Peyrac, qu'on lui dénonçait comme un ennemi de la Nouvelle-France, parce qu'il portait, comme lui, un nom gascon, mais aussi parce qu'il avait pris ses renseignements. Le comte de Peyrac était riche. L'idée de lui demander des gages tangibles de son amitié envers la Nouvelle-France lui vint... Il lui expédia donc Loménie et l'ambitieux Cavelier... M. d'Arreboust et le Père Masserai leur étaient adjoints avec des recommandations particulières de l'évêque pour démêler les soupçons qui pesaient sur les intrus. Surtout se prononcer sur la qualité démoniaque ou non de la femme qui les accompagnait, dont on parlait tant et trop.
Et voilà ! Ils étaient maintenant dans ce repaire de Wapassou et rien ne s'était passé comme prévu. Un vrai guêpier. Un sortilège !
Lui, François d'Arreboust, que l'on avait placé ainsi que le père Masserai aux côtés du comte de Loménie, pour, en somme, le surveiller et aussi pour faire la part des choses dans son opinion sur le comte et la comtesse de Peyrac, lui, homme rassis, pieux, de mœurs sages et modestes, occupé de son salut, du bien des autres et de la colonie, il n'avait pourtant rien vu, rien deviné.
Il s'était réveillé de son sommeil de mort et avait commencé de vivre d'une façon toute différente, sans réfléchir, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé de son existence. Il avait mangé, bu, fumé dans une quiète chaleur, et l'on avait parlé, l'on avait jeté entre soi des souvenirs et ses rêves et il s'était animé dans le rayonnement d'un regard vert qui transformait la cour.