« Relisez la cinquième épître de saint Paul aux Calâtes. Il donnera matière à vos méditations.
« Mes frères, conduisez-vous selon l'esprit et vous n'accomplirez pas les désirs de la chair. Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit... Or, il est facile de connaître les œuvres de la chair : ce sont la fornication, l'impureté, l'impudicité, la luxure, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les querelles, les divisions, les hérésies, les envies, les meurtres, les ivrogneries, les débauches et autres crimes semblables...
« ...Souvenez-vous que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses vices et ses convoitises...
« Après les paroles du grand apôtre, que pourrais-je ajouter ?...
« Je conclurai donc en vous disant : je vous adjure, mon cher frère, oui, je vous adjure de nous délivrer du danger que représente le comte de Peyrac pour nous, pour le Canada, pour les âmes dont nous avons la charge.
« Ce n'est pas certes le premier aventurier ni les premiers hérétiques qui débarquent sur ces côtes, mais un pressentiment m'avertit que si l'on ne le met aussitôt hors d'état de nuire je verrais par lui, par eux, l'effondrement de toute notre œuvre en Acadie, ma défaite et aussi ma mort. Je le vois, je le sens... je vous le jure ! »
– Oh ! Mon Dieu, que vais-je devenir ? s'écria presque à haute voix le pauvre Loménie en se prenant la tête à deux mains.
Son cœur se brisait. Le dilemme que lui posait le père d'Orgeval le torturait. Il posa ses doigts sur la lettre comme s'il avait voulu dérober à sa vue ces mots dont chacun lacérait cruellement sa sensibilité.
Il ne se posait pas de questions, ne cherchait pas si l'on pouvait choisir encore, trouver une autre solution à une situation qu'il n'avait même plus en main. Mais ce qu'il considérait avec effroi, c'était le gouffre qui commençait de s'ouvrir entre lui et son ami le plus cher et une panique le saisissait à la pensée de ne plus le trouver, toujours présent, fort, illuminé, à ses côtés, en cette vie aride.
« Ne me quitte pas, mon ami, essaye de comprendre. Mon frère, mon père, suppliait-il, mon père, mon père !... »
Et, se reprochant de ne pas s'adresser à Dieu : « Oh ! mon Dieu, ne me séparez pas de mon ami. Éclairez nos âmes afin que, chacun comprenant mieux l'autre, nous ne connaissions pas l'immense douleur de nous regarder en étrangers... Mon Dieu, désigne-nous Ta vérité... » Il leva les yeux et vit Angélique à quelques pas de lui. « La voilà donc, songea-t-il, la femme que le père d'Orgeval voudrait abattre à tout prix. »
Elle regardait au fond d'un bol, puis se penchait vers la marmite pour y prendre de l'eau. Elle se redressait, lançait un coup d'œil vers le comte de Loménie et, voyant son visage, venait vers lui.
– Êtes-vous triste, monsieur de Loménie ?...
Sa voix basse aux inflexions tendres le faisait tressaillir et gonflait en lui une vague lourde, prête à se briser en un sanglot sur une plainte enfantine.
– Oui... je suis triste... très triste...
Il la considérait, debout, près de lui, déconcerté, séduit, déjà vaincu par elle, tandis que la voix rude le fustigeait en lui-même.
« Les temps ne sont pas venus de nous livrer à la femme et à tout ce qu'elle représente, c'est-à-dire la chair...
« La chair ?... oui, peut-être, songeait-il, mais aussi le cœur... La bénignité, la tendresse qui fleurissent au cœur des femmes et sans lesquelles le monde ne serait que froids combats. »
Il la revoyait, le soutenant dans ses bras lorsqu'il était malade.
*****
Angélique était sensible plus qu'elle ne se l'avouait au charme du comte de Loménie-Chambord. Il y avait en lui de la douceur et un grand courage, et son apparence était à l'image de son caractère. Rien de trompeur en lui. Son aspect bien découplé d'officier rompu aux exploits et épreuves de la guerre et son regard gris à l'expression grave indiquaient un cœur chevaleresque. De le mieux connaître, on ne pouvait être déçu. Certaines hésitations dans son comportement ne venaient jamais de la lâcheté, mais d'une conscience scrupuleuse, d'un souci de loyauté vis-à-vis de ses amis ou de ceux qu'il avait le devoir de défendre et de servir.
Il était de ces hommes que l'on rêve de protéger contre les entreprises de femmes méchantes ou d'amis exclusifs car on est tenté d'abuser de leur sensibilité et de leur fidélité. C'était ce que faisait ce père d'Orgeval, elle en était certaine. Elle aurait voulu dire à Loménie devant la lettre blanche à l'écriture orgueilleuse : « Ne lisez pas cela, je vous en prie. N'y touchez pas... »
Mais c'était le domaine de toute une vie qu'avaient vécue en amitié le comte de Loménie et le père d'Orgeval, et Angélique ne pouvait encore y pénétrer. Le chevalier de Malte se leva pesamment comme accablé et s'en alla, le front penché.
Chapitre 9
La pensée du père d'Orgeval – sa présence, aurait-il pu dire – ne le quitta pas de tout le jour. Elle l'accompagnait comme une ombre qui l'adjurait avec force tout bas. Mais, à mesure que la nuit tombait, la voix se transformait, prenait des inflexions tragiques et presque enfantines pour lui murmurer : « Ne m'abandonne pas... Ne me trahis pas dans ma lutte... »
C'était la voix de Sébastien d'Orgeval, dans son adolescence, au collège des jésuites, où leur amitié s'était nouée.
Parce que le comte de Loménie-Chambord, à quarante-deux ans, ne manquait pas d'expérience, il ne pouvait s'illusionner tout à fait sur les impulsions qui engageaient son ami d'Orgeval dans une lutte aussi sourde que violente contre les nouveaux venus. Il y avait des souvenirs qui expliqueraient son intransigeance. Lui, Loménie, il n'avait pas connu, comme Sébastien d'Orgeval, les ténèbres glacées d'une enfance orpheline. Il avait eu une mère aimable, attentive bien que mondaine, et qui ne s'était jamais désintéressée du petit élève des jésuites, ni du chevalier de Malte qu'il était devenu plus tard. Elle lui écrivait souvent, lui faisait porter dans son enfance de surprenants présents qui parfois le gênaient, parfois le ravissaient : une botte de fleurs du premier printemps, un coutelas vénitien, serti de gemmes, un médaillon d'écaille contenant une mèche de ses cheveux, des confitures et, pour ses quatorze ans, tout un équipement de mousquetaire avec un cheval de race... Les Pères jésuites ne trouvaient pas tout cela très sérieux. Voilà bien les mères !... Il avait eu aussi deux sœurs, dont l'une était entrée en religion. Elles étaient gaies, enjouées, primesautières. Quand sa mère était morte, dix années auparavant, Loménie l'avait pleurée comme une amie. Il restait en relation avec ses sœurs qui l'aimaient beaucoup et avaient toute son affection.
Ce soir-là, à Wapassou, dans le réduit de l'Italien Porguani, il relut plus attentivement la lettre du jésuite et lorsqu'il s'endormit il était comme imprégné de l'amer dégoût latent qu'il sentait derrière les mots de l'épître et dont lui seul connaissait la source. Rêva-t-il ou ressuscita-t-il, à demi éveillé, cette nuit qu'il avait vécue aux côtés de son ami dans leur enfance ?
Sébastien en avait été la victime, mais lui-même y avait été inconsciemment mêlé, dormant de tout son cœur, avec ses boucles sur le front, tandis que dans l'ombre proche, se débattant comme dans un cauchemar glauque dont il avait voulu nier plus tard la réalité, Sébastien était aux prises avec la Femme.