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C'était une nuit où on avait envoyé des élèves coucher dans les communs, car il y avait un évêque et sa suite qui débarquaient impromptu. Ils avaient dormi sur la paille. Orgeval était tout au bout de la grange. Il n'aimait pas se mêler aux autres et, tout à coup, dans l'ombre, il avait vu une femme belle comme la nuit, qui le regardait avec un sourire équivoque, et ce sourire brûlait comme du feu et le rendait tout tremblant.

– Vade rétro, Salarias !... lança-t-il comme il l'avait appris dans ses livres, mais il sentit que cet ordre restait vain.

Il tendit sa main pour toucher sous son vêtement une clochette de fer gravée à l'image de saint Ignace et qui avait le pouvoir, quand on l'agitait, de chasser les apparitions diaboliques.

Mais l'apparition elle-même avait le rire de la clochette d'argent. Elle chuchota : « Ne crains rien, mon chérubin »... Elle posa sa main sur son corps, fit des gestes auxquels il ne pouvait résister, et il s'était laissé entraîner par une force inconnue et charnelle dont la violence l'avait submergé. Il avait accepté les caresses impudiques, il avait tout admis, il avait répondu à ce qu'elle attendait de lui, se livrant dans une sorte de folie horrifiée... Au réveil :

– Tu as vu, n'est-ce pas ? Tu as vu ?

Orgeval secouait son voisin, le petit Loménie. Celui-ci ne se souvenait de rien de précis. C'était un enfant innocent bien portant et qui dormait comme un ange. Il se souvenait quand même d'avoir vu une femme, entendu des bruits, senti des parfums, aperçu des mouvements troublants. Ces scènes avaient traversé son sommeil candide. Tels étaient le trouble et le désespoir de l'aîné qu'il racontait tout à son ami, qui ne comprenait pas grand-chose. Mais ce que le jeune Loménie n'oublierait jamais, c'était le regard bleu, tour à tour traversé d'éclairs de désespoir et de fureur, de celui qu'il admirait tant. Il sentait trembler près de lui ce corps d'adolescent violenté et que venaient de terrasser, de subjuguer les forces irrésistibles de la luxure. Jusqu'à l'aube, il avait essayé de le consoler avec des mots faibles d'enfant :

– Ne t'en fais pas... On le dira au père Supérieur... C'est pas ta faute. C'est celle de la femme.

Ils n'avaient rien dit... Ou plutôt ils n'étaient pas parvenus à se faire comprendre... Dès les premiers mots, on les avait interrompus...

– Tranquillisez-vous, mes enfants, vous n'avez pas été visités par une apparition, mais par une grande bienfaitrice de nos œuvres. C'est elle qui subvient à l'entretien si coûteux d'élèves nécessiteux dont vous êtes, d'Orgeval, et elle a le privilège de venir à l'improviste visiter ses protégés « privilegiae mulieres sapientes » ; c'est une règle fort ancienne que bien d'autres communautés chrétiennes et éducatrices ont adoptée, cela prouve que nous n'avons rien à cacher ni de nuit, ni de jour...

– Mais...

Ils étaient effarés. Les pères étaient-ils dupes ? Ou bien étaient-ce eux, les adolescents, qui avaient rêvé...

Ils avaient fini par oublier. Ils avaient imposé le silence à leurs esprits fragiles que le jour rassurait.

Devenu plus tard le père d'Orgeval, l'ancien condisciple du comte de Loménie était maintenant au faîte d'une carrière exceptionnelle. Dans la force de l'âge, la sérénité de sa vie sacerdotale, l'équilibre d'une existence mortifiée, d'un corps qui, à force de macérations, était devenu insensible au froid, à la faim, aux tortures, ne sourirait-il pas de ces souvenirs ou de ces songes imprécis de son enfance ?

Deux fois, trois fois, Loménie-Chambord sortit d'un sommeil nauséeux, essuya la sueur froide qui poissait son visage. Il écoutait la nuit de Wapassou et se rassurait. Il replongeait dans une torpeur inquiète et voyait la démone avec le visage de la séductrice nocturne qu'il avait imaginée d'après les descriptions de son ami, avec des serpents noirs se tordant dans ses boucles et du feu sortant de ses paupières mi-closes. Elle chevauchait une licorne et ravageait les contrées enneigées de l'Acadie. Vers la fin de la nuit, il remarqua un changement dans cette vision, lui vit des cheveux d'or, des yeux couleur d'émeraude. Le père d'Orgeval, depuis qu'il avait reçu les ordres et avait été rendu au monde, après ses quinze ans de noviciat, n'avait jamais été pris en défaut de clairvoyance. Clairvoyance des âmes, des événements, des situations. Jusqu'à des prophéties, des avertissements que rien ne semblait justifier, qu'il lançait comme par mégarde et dont on voyait peu après s'accomplir l'improbable réalisation...

De toutes les confessions qu'il avait eu le bonheur d'adresser à ce grand jésuite, le chevalier de Malte était toujours ressorti meilleur, plus instruit de lui-même, plus certain de sa route. Et il comprenait qu'on se battît à son confessionnal, qu'on fît queue des heures, dans la petite et glaciale chapelle de l'ancienne mission de la rivière Saint-Charles, où il descendait quand il venait à Québec.

Rien n'autorisait à ce qu'on doutât de lui, aujourd'hui.

Loménie était un homme sage, observateur, et qui avait su profiter de l'expérience acquise dans la vie des communautés coloniales. Il avait été témoin, bien des fois, de la patience, de la ténacité, de la ruse invraisemblables que certaines femmes peuvent montrer. Il résolut d'être plus prudent, plus sévère et, après avoir pris conseil de M. d'Arreboust, d'essayer de démasquer, en Angélique, le côté diabolique... s'il en existait un.

Chapitre 10

La nuit reprit. Une nuit qui dura six jours. Neige et vent se liguaient pour étreindre le poste dans leurs tourbillons et pas une once de clarté ne pouvait plus pénétrer par les fenêtres rendues opaques par la neige. Ouvrir la porte était une tâche à laquelle on dut, certains jours, renoncer. Le vent renvoyait, à l'intérieur des cheminées, des bouffées de fumée et l'on étouffait, n'ayant pas de possibilité d'aérer. Pourtant le fort tint bon, le trou de Wapassou resta un abri sûr, malgré les coups de boutoir qui, de temps à autre, faisaient craquer le toit. Les deux madriers de chêne équarris et comme soudés l'un à l'autre par un sable durci, ne trahirent pas.

On se groupait dans la chaleur du refuge, on se serrait les uns contre les autres. Ce fut au cours de cette longue nuit que l'un des chevaux fut enlevé par les loups, un étalon noir.

Joffrey de Peyrac prit alors la décision d'abattre l'animal qui restait, la jument Wallis. L'écurie et les communs étaient démolis. Il n'y avait plus d'abri pour les bêtes, plus de fourrage ni de nourriture pour elles, et les humains avaient faim.

Joffrey de Peyrac se reprochait d'avoir reculé cette exécution par l'espoir a un impossible miracle. Il savait bien que les réserves en viande touchaient à leur fin, et même si l'on avait pu chasser tous les jours, il était peu probable que le gibier aurait suffi à assurer l'ordinaire. Et maintenant la perte de l'étalon noir restreignait les chances de survie. Angélique ne dit rien.

L'urgence des besoins déplaçait le centre des valeurs. Ils s'étaient tous battus pour ces chevaux. Les amener dans l'arrière-pays avait pris, à leurs yeux, un sens symbolique, et les sauver, les y maintenir, leur avait paru à tous d'une importance capitale. Maintenant, il s'agissait de sauver la vie des hommes. Ce n'était plus là présence des chevaux dans le Haut-Kennebec qui était en jeu, mais celle de Peyrac et des siens. On se tut. Il y a dans l'échec immérité une grande amertume. L'exploit n'avait pu être accompli jusqu'au bout. Mais Angélique se répétait qu'on ne peut exiger que tout réussisse et l'on ne peut parvenir au but fixé sans rien sacrifier en chemin. Son amertume disparut, remplacée par une grande vague euphorique qui l'envahit lorsqu'elle se vit dans la possibilité de faire boire à ses malades et à ses convalescents un bouillon bien corsé et tonifiant et, pendant quelques jours, l'abondance de la viande fraîche, l'odeur des grillades qui venait stimuler les estomacs fatigués leur communiquèrent une gaieté un peu énervée qui les aidait à reprendre force et à patienter.