– Elle parlait surtout de la beauté de son corps Elle a bien insisté là-dessus. Le corps de cette femme lui a paru d'une si surprenante beauté que la sainte fille elle-même en a été frappée, troublée...
– Je veux bien vous croire, mais cela me paraît insuffisant pour qu'on vienne m'honorer de cette incarnation. Personne ne peut prétendre m'avoir vue, nue, sortant des eaux...
Elle s'interrompit net et subitement une grande pâleur envahit ses joues. Le souvenir du petit lac bleu où elle s'était baignée au cours du voyage lui revenait en mémoire. Joint à cet instant où la peur l'avait saisie car elle avait eu l'impression qu'un regard la guettait entre les arbres. C'était donc vrai ! Quelqu'un l'avait vue ! Elle fixa éperdument Loménie et d'Arreboust, et à leurs expressions comprit qu'ils pensaient à la même chose qu'elle !... Ils savaient... quelqu'un l'avait vue et avait parlé...
Elle posa la main sur le poignet de Loménie-Chambord et le lui serra à le briser.
– Qui m'a vue ? Qui m'a vue lorsque je me suis baignée dans le lac ?
Ses yeux fulguraient. Le pauvre chevalier de Malte baissa les siens.
– Je ne puis vous le dire, madame ! Mais il est vrai que vous avez été aperçue, et cela n'a fait qu'ajouter à la crainte qui commençait à se répandre à cause de cette vision.
Angélique ressentait une impression de panique. Elle n'avait donc pas rêvé lorsqu'au bord du lac elle avait ressenti une gêne et une crainte malgré l'endroit désert.
– Qui m'a vue ? répéta-t-elle, les dents serrées.
Il secoua la tête, décidé à ne pas répondre. Elle le lâcha. Qu'importait !... Elle avait cru longtemps que son impression était fausse, ou bien, à cause de la peur, qu'elle avait été guettée par des Iroquois, peut-être par Outtaké lui-même, mais voici donc que c'était par un de ces Canadiens français qui rôdaillaient, soldat, officier ou coureur de bois, dans la forêt ! Et la légende s'était matérialisée. Tout s'enchaînait. Elle avait été aperçue « nue, sortant des eaux... ». Malédiction !
La colère la reprit et son poing s'abattit sur la table.
– Que le Diable vous emporte ! dit-elle, les dents serrées, vous, votre roi, vos religieuses et vos prêtres ! Il n'y a donc pas de pays assez lointains pour s'y trouver à l'abri de ces sottises ? Il faut que vous soyez partout à brouiller les cartes, sous prétexte de sauver des âmes ou de servir le roi. Il faut que vous surgissiez partout pour empêcher les honnêtes gens de vivre en paix !... De se laver en paix !... Cinquante mille lacs ! Il y a cinquante mille lacs dans ce pays, et je ne pourrai pas en choisir un seul pour m'y rafraîchir par une journée de canicule sans que l'un des vôtres se trouve là pour transformer cette baignade en phénomène de l'Apocalypse...
« Parce qu'un malotru se croit, lui aussi, honoré de visions célestes, vous lui emboîtez le pas... Vous vous félicitez de ce qu'il soit averti des dangers qui menacent la Nouvelle-France par la présence d'une femme qui se baigne dans un lac... Et qui m'a guidée, moi, lorsque l'idée m'est venue d'aller vous chercher dans la neige où vous mouriez ?... Si c'est le Diable, mon maître, il faut croire qu'il vous a bien en amitié, car c'est vos vies que j'ai sauvées. Nous vous avons soignés, nous avons partagé avec vous nos derniers vivres, nous avons été obligés de tuer notre dernier cheval...
« Et, non contents de nous avoir flanqué la peste avec vos Hurons, non contents d'avoir accepté nos soins, notre hospitalité, d'avoir partagé nos dernières réserves, d'avoir reçu la promesse d'appui pour l'expédition de M. de La Salle, vous en êtes encore à vous demander si nous ne sommes pas des suppôts de Satan, si je ne suis pas la démone annoncée... Jusqu'à quand resterez-vous des enfants bornés ? lança-t-elle, envahie de mépris et presque de pitié pour eux.
« À cause des maîtres qui vous gouvernent, vous vous êtes montrés, aujourd'hui, lâches, stupides et ingrats... Je ne veux plus vous voir. Sortez !... »
Elle répéta d'un ton plus uni, mais tout aussi glacé.
– Sortez ! Sortez de ma maison !
Les deux gentilshommes se levèrent, tête basse, et se dirigèrent vers la porte.
Chapitre 13
Un crépuscule violâtre et blafard, d'un froid de métal coupant, les accueillit au-dehors. Ils allèrent au hasard en trébuchant sur le sol glacé, s'arrêtèrent au bord du lac, les yeux tournés vers l'horizon à la fois sombre et livide, d'où venait un peu de clarté.
Il leur arrivait cette aventure, extraordinaire pour des hommes de leur âge et de leur trempe, qu'en cette heure dans le soir où sifflait la bise inlassable au ras de la neige ils se sentaient aussi démunis que des orphelins.
Ils étaient en train de comprendre que, s'ils perdaient l'amitié de Mme de Peyrac, la vie leur deviendrait proprement insupportable.
– Nous n'avions pas mérité cela, fit Loménie d'une voix lugubre.
– Non... Mais de sa part à elle, si... Je comprends sa colère. Je me damnerai de m'être fait le porte-parole de ces ragots qui ont blessé cette jeune femme adorable de laquelle nous n'avions reçu que bienfaits.
« Elle a raison, Chambord ! Nous sommes les derniers des saligauds ! Et c'est la faute de ces jésuites. Ils nous ont bourré l'esprit avec leurs sottises ! Nous ne sommes même plus des hommes.
– Ma parole ! dit Loménie avec stupeur. Je vous croyais très dévoué à ces messieurs de la compagnie de Jésus. Presque un des leurs !... Vous et votre femme, n'êtes-vous pas un exemple qui...
– Les jésuites m ont pris ma femme, dit le baron. Je ne savais pas qu'elle m'appartenait. Ils en ont profité pour me la prendre. Autant dire que je n'existe plus. Ils ont fait de moi un eunuque au service de l'Église... État d'excellence – car le mariage, même chrétien, est coupable à leurs yeux. C'est la dame du lac d'Argent qui m'a fait prendre conscience de tout cela. Elle est si belle, si femme... J'aime sa fougue, la chaleur de sa présence... Une femme que l'on peut prendre dans ses bras...
Il toussa car il avait parlé très fort, et l'air glacé lui brûlait les poumons.
– Comprenez-moi, vous, mon ami, car personne ne comprendra quand à Québec j'irai jeter ce pavé dans cette mare de grenouilles. La dame du lac d'Argent n'appartient qu'à Peyrac. Elle est faite pour être prise dans les bras d'un homme... Voilà ce que j'ai dit. Elle est faite pour les bras de cet homme. Et cela est bon ! Et cela est bien ! Voilà ce que je veux dire.
– Mon ami, vous délirez, vous n'êtes plus vous-même.
– Peut-être, ou suis-je en train de le redevenir ? Car ce nous-même, ardent, joyeux, un brin paillard, qui faisons confiance à Dieu et à la vie, nous l'avons laissé bien loin derrière nous, à un tournant de la jeunesse, sous le fatras de contraintes et d'exigences inconciliables avec la vérité. Peyrac, lui, ne s'est jamais renié. Il est resté comme un roc au milieu d'une vie de turpitudes. J'envie Peyrac et pas seulement parce qu'il est l'homme de cette femme. Parce qu'il ne s'est jamais renié, répéta d'Arreboust avec entêtement, dût-il en mourir, à aucune des étapes de son existence. Et celle de la jeunesse est la plus dangereuse à franchir. C'est celle où l'on tombe sous des emprises dont rien ne vient délivrer parce qu'on s'imagine qu'elles sont le fait de notre propre volonté. La soupçonnez-nous encore d'être démone ? demanda-t-il en pointant un index farouche vers Loménie qui claquait des dents de froid.
– Non, je ne l'ai jamais soupçonné. Souvenez-vous qu'à Québec je m'opposais à ces racontars, et tout le monde m accablait, m'accusait d'avoir été envoûté. Vous le premier.
– Oui, c'est vrai, pardonnez-moi ! Maintenant, je comprends. Dieu du ciel ! Je meurs de froid. Rentrons vite ! Et allons présenter nos excuses à cette charmante femme que nous avons si gravement offensée.