Malaprade avait l'esprit délié. Il dit qu'il avait compris et partit sans insister. Mais, le lendemain matin, le réduit où le père Masserai célébrait sa messe fut étrangement bondé de près de la totalité de la population du fort, en habits propres, et lorsque l'officiant se retourna pour tracer sur l'assemblée le signe de paix, il ne put discerner particulièrement deux humbles silhouettes, côte à côte, et dont la main ce jour-là s'ornait d'un anneau d'or. Ainsi Octave Malaprade et Elvire furent mariés devant Dieu et devant les hommes. On leur aménagea dans le grenier un nouvel appartement.
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Lorsque arrivèrent à Québec les envoyés de M. de Frontenac, que l'on croyait morts, dans les neiges ou assassinés par le comte de Peyrac depuis longtemps, ils furent accueillis comme des ressuscites.
On avait l'impression qu'ils revenaient pour le moins de l'Enfer et on les entourait avec effroi et respect. Le grave baron d'Arreboust jeta aussitôt le trouble par un comportement jovial qu'on ne lui connaissait pas et des déclarations pour le moins stupéfiantes.
– Le mal est fait, dit-il... Je suis amoureux. Je suis amoureux de la dame du lac d'Argent !...
Le comte de Loménie-Chambord, lui, n'avait pas varié dans ses opinions premières. Malgré les révélations de la visionnaire, malgré la mort de Pont-Briand qui bouleversa tout le monde, il continuait à voir dans les étrangers de Wapassou des amis. Il s'enferma une journée au château Saint-Louis avec le gouverneur. Puis il se rendit chez les jésuites dans l'intention d'y faire retraite.
Quand on parlait de la mort de Pont-Briand :
– Il l'a méritée, déclarait le baron.
Il se montrait prolixe sur ses aventures et son séjour chez les « dangereux hérétiques », décrivait chacun des personnages devenus presque légendaires : la haute stature et la science de Peyrac, les mineurs tenant dans leurs mains noires des lingots d'or, et sa beauté à elle !
Alors il devenait intarissable.
– J'en suis amoureux, répétait-il avec une obstination enfantine. Le bruit de ces désordres parvint jusqu'à Montréal, et sa femme, à laquelle le dépit donnait une tournure d'esprit, lui écrivit :
« On me fait des rapports fâcheux sur vous... Moi qui vous aime... »
Il lui répondit :
« Non, vous ne m'aimez pas, madame, et moi je ne vous aime pas non plus... »
Jamais autant de messagers, en cette saison, n'eurent à parcourir, chaussées de raquettes, les cinquante lieues qui séparaient les deux villes. Jamais le mot « amour » n'avait été tant prononcé tant à Québec qu'à Montréal, effleurant au passage Trois-Rivières, qui n'y comprenait rien, et jamais l'on n'avait tant discouru pour définir la signification de ce sentiment essentiel.
M. d'Arreboust reconnaissait lui-même que quelque chose s'était dérangé en lui, mais là où on ne le suivait plus, c'est qu'il n'admettait pas que ce fût dans le mauvais sens. Il se montrait assez glorieux de ses déclarations scandaleuses, faisait rire Frontenac enchanté. Le gouverneur avait souhaité que les négociations nouées avec le comte de Peyrac se maintinssent et le baron et lui se congratulaient dans les hautes salles du château, devant un tronc flambant, sur le charme des belles femmes et les plaisirs et déplaisirs de l'amour, car Frontenac avait laissé en France une femme brillante, volage ou oublieuse, qu'il aimait beaucoup.
Discussions passionnées, rêveries brûlantes, projets grandioses, soutenaient les cœurs, réchauffaient les esprits, et cela aidait les Canadiens en cette fin d'hiver à survivre. Car venaient le temps de la faim, l'usure du froid et jusque dans les villes la lassitude des humains privés de nourriture, épuisés par la lutte contre une température cruelle. On craignait de ne pas durer jusqu'à l'arrivée des premiers navires de France. On savait que, dans les étendues désolées, la mort allait passer comme un blizzard coupant. Les garnisons des forts lointains enterraient leurs scorbutiques. Au sein des peuplades imprévoyantes, le missionnaire rongeait sa ceinture de caribou. Des villages entiers, poussés par la famine, partaient vers on ne sait quel refuge et mouraient sur les pistes blanches. D'autres attendaient la mort, enveloppés dans leurs couvertures de traite, rouges et bleues, près d'un feu languissant... Lorsque, au début d'avril, il neigea de nouveau longuement, une neige lourde et glacée, M. le colonel de Castel-Morgeat, gouverneur militaire, qui était un des ennemis irréductibles des gens de Wapassou, répétait partout dans Québec, avec un sourire sardonique, qu'il n'était plus besoin de discuter des mérites ou des inconvénients de ceux-ci car certainement, maintenant, ils étaient morts, au fond de leurs bois, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs chevaux.
Chapitre 15
Peu à peu Angélique s'était sentie envahie d'une grande fatigue. Elle la ressentait dès le matin. Les yeux à peine ouverts, lucide et pourtant désireuse d'entamer sa journée, elle se sentait un corps de plomb, échoué au creux du matelas, comme une épave dans les sables. Pourtant, elle n'avait mal nulle part. Cela se tenait à l'intérieur d'elle-même, bien qu'elle sût maintenant qu'elle n'était pas enceinte. Quelque chose s'était cassé en elle qu'elle n'avait pas la force de rassembler. « Je suis fatiguée », se répétait-elle avec étonnement. Prolonger son repos ne servait à rien, au contraire. Elle en devenait encore plus lourde, plus apathique, un morceau de bois à l'esprit éveillé et qui aurait voulu se précipiter pour agir, mais qui en fait ne bougeait pas plus qu'une bûche. Florimond lui manquait. Il était si gai, constant dans son humeur, avec déjà ce refus de s'attendrir sur lui-même qui caractérisait son père. S'il le faisait, c'était avec humour comme le jour où il avait crié : « Et moi ? Et moi ? » alors que personne ne s'occupait de lui et qu'il s'écroulait d'épuisement. Il était très français de tempérament, ayant ce don populaire, et qu'on retrouvait jusque dans l'antichambre du roi, que plus la situation est inconfortable ou même épineuse, plus les plaisanteries fusent. Elle n'était pas inquiète pour lui. Elle l'aurait peut-être été, comme toutes les mères, si elle avait eu la force de réfléchir. Mais elle était si lasse qu'elle laissait de côté ce souci. Il y avait, celui, plus lancinant, de la nourriture qui chaque jour s'amenuisait. L'insipide bouillie de maïs ne passait plus. On manquait de nouveau totalement de sel. La viande était si dure qu'il fallait la mâchonner longuement.
– Je suis fatiguée, se répétait Angélique.
Et parfois elle le disait à voix haute comme pour se réconforter par une confidence qu'elle n'osait faire à personne.
D'un effort elle s'arrachait à sa couche. Chaque geste lui coûtait, mais quand elle se trouvait habillée, après avoir fait de scrupuleuses ablutions, sa coiffe bien mise, ses nombreuses jupes et vêtements de fourrure bien ajustés, l'étui de son pistolet favori contre sa hanche, elle se sentait mieux. Sa fatigue avait presque disparu. En revanche, tant qu'elle n'avait pas mangé un peu, sa nervosité était telle qu'elle évitait d'adresser la parole à son entourage, de peur d'éclater en reproches ou imprécations. Cela lui était arrivé deux ou trois fois, une fois contre Honorine qui avait pleuré toute la journée, car elle avait la larme facile en ce temps-là, une fois contre Cantor, qui depuis boudait, une fois contre Clovis, qui avait craché par terre, et peu s'en fallut qu'elle se soit battue comme une mégère avec ce « bougnat ». Après, on s'était réconciliés. Enfin, il fallait faire la part des choses, admettre que le corps est vulnérable et que l'esprit, sans ce soutien charnel, est faible. Elle éprouvait un perpétuel mouvement d'humeur contre elle-même, comme si elle se fût sentie coupable, qu'elle eût à se reprocher un manquement. Elle s'en ouvrit un soir à son mari alors qu'étendue à ses côtés elle laissait aller sa tête contre son épaule.