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– C'est simplement la faim, petite dame, lui dit-il en caressant doucement son ventre crispé et douloureux. Quand vous mangerez de nouveau votre content, la vie retrouvera pour vous ses couleurs aimables.

– Mais vous-même, vous ne vous plaignez jamais, votre caractère reste égal... Comment faites-vous ?

– Je suis une vieille carcasse durcie au feu.

Et il la serrait longtemps contre lui comme pour lui communiquer la force virile de son corps indomptable. Elle entremêlait ses jambes aux siennes, l'entourait de ses bras et dormait le front contre ce torse dur.

– Je sens, lui dit-elle un jour, que la femme est réellement sortie du flanc de l'homme, comme l'enfant est sorti de la femme.

Souvent elle souffrait de migraines intolérables. Et, le lendemain, la neige tombait à grands rideaux. À cause de cette neige qui descendait en masses compactes et ne gelait plus, Nicolas Perrot ne revint qu'à la fin de mars. Malgré les raquettes, il avait failli être plusieurs fois enseveli avec son Indien dans des congères. À la mission de Noridgewook, il n'avait trouvé qu'un adjoint du père d'Orgeval, le père de Guérande, auquel il avait remis Pacifique Jusserand. Il avait hésité à poursuivre vers le Sud jusqu'au magasin de traite du Hollandais, mais, devant le temps horrible qui aurait allongé sa course et l'incertitude du printemps qui, lorsque le dégel aurait commencé, rendrait impraticables toutes les pistes et les rivières, il avait préféré revenir à Wapassou. Il proposait une grande chasse. Une partie des hommes l'accompagnerait vers l'Ouest, jusqu'au lac Umbagog, dans le domaine du Mopountook. C'était le temps où les indigènes, poussés par la faim et l'obligation de rechercher des fourrures pour la traite, se remettaient à chasser en bandes. Le cerf en rut, qui commençait à envahir les bois glacés de son appel véhément, était une proie facile, quoique amaigrie par l'hiver et les combats avec ses rivaux. On trouverait peut-être aussi des troupeaux de biches, on tuerait l'ours endormi dans sa tanière repérée à l'automne, enfin on abattrait à coups de bâton tous les castors que la glace des étangs et des chenaux commençait à libérer. Pour les Indiens, les chasseurs blancs arrivant avec des réserves de poudre et de plomb seraient les bienvenus dans la tribu. Nicolas Perrot décida que, pour laisser plus de vivres au fort, ils n'emporteraient, par homme, qu'une petite provision de suif, de farine, de blé dinde et de viande séchée pilée avec des herbes. De quoi manger deux fois par jour durant le voyage, en délayant une poignée de ces ingrédients dans le creux de la main, à la façon indienne. Il calcula la ration pour six jours de marche.

– Et si vous êtes retardés par la tempête ou le dégel ? demanda Angélique, à qui ces provisions de course paraissaient nettement insuffisantes.

– Nous chasserons ! Les oiseaux recommencent à s'agiter dans le sous-bois. Des perdrix blanches, des courlis polaires, parfois même des oies du Labrador. Il y a aussi des lièvres... Ne vous préoccupez pas de nous, madame. C'est ainsi que nous faisions la guerre du temps de M. de Tracy. Cent vingt lieues en plein hiver, jusqu'aux bourgades iroquoises de la vallée des Mohawks. Malheureusement, dans la fièvre de la guerre, nous avons mis le feu aux greniers des Iroquois sans songer que nous n'avions nous-mêmes pas de réserves pour le retour.

– Et alors ?

– Beaucoup sont morts, fit Nicolas, philosophe.

Il se harnacha de sa poire à poudre, de ses car touches en bandoulière, de son couteau de sauvage dans l'étui brodé de perles et de poils de porc-épic, de sa gourde d'eau-de-vie, de sa hache et de son casse-tête, de son briquet à la longue tige d'amadou, et de sa pipe, et de sa bourse à pierres de silex, et de celle à tabac, et de sa capote frangée de cuir, et de sa « touque » de laine rouge, et de sa ceinture multicolore cinq fois roulée, et il repartit, infatigable errant des bois, avançant du pas lourd et plantigrade de ses raquettes, à la tête de sa petite escouade.

Il oublia son sac à provisions sur la table et Angélique dut courir pour les héler. Ils étaient déjà loin de l'autre côté du lac et ils firent signe que cela ne faisait rien. À Dieu vat !

Ils s'enfoncèrent dans le sous-bois, dans l'univers duveteux et candide des arbres surchargés de neige qui se dressaient autour d'eux en pyramides onctueuses, en cierges, en fantômes blêmes, et leur passage laissait derrière eux, longtemps, un sillage poudreux soulevé aux mille particules scintillantes.

Il ne resta donc au poste, à part les femmes et les enfants, qu'un petit nombre d'hommes et, même pour ce groupe, les vivres se révélaient insuffisants. Cantor, une fois de plus, avait été furieux que son père lui refusât de se joindre aux chasseurs, comme il lui avait refusé de partir avec Florimond. Angélique partageait avec son mari la pensée que l'adolescent, ayant été malade, n'avait pas assez de résistance pour affronter la marche jusqu'au lac Umbagog. Sans compter que, parvenus là-bas, on risquait de découvrir les tribus décimées par la famine ou ayant émigré vers le Sud dans un impossible espoir de fuir l'hiver meurtrier.

Peyrac réconforta son fils cadet en lui disant qu'on avait besoin de garder quelqu'un de valide pour relever les pièges. Le jeune garçon partait courageusement chaque matin. Parfois il ramenait un lièvre, parfois il revenait bredouille. Il était difficile d'appâter les pièges. Malgré sa vaillance, Cantor se fatiguait vite. Il revenait avec une telle faim qu'il aurait dévoré à lui seul le maigre gibier rapporté. Il retomba malade et l'on cessa la relève des pièges. Les Indiens du petit camp des Castors étaient venus à plusieurs reprises réclamer du maïs. Il fallait bien leur en donner. Ils offraient en échange un peu de viande de castor. Un jour, ils plièrent bagage et s'en allèrent on ne sait où.

À part Joffrey de Peyrac, ceux qui restaient au fort étaient faibles ou invalides. Il y avait deux Espagnols, dont Juan Alvarez qui ne quittait plus sa couche, l'Anglais muet, Enrico Enzi, toujours grelottant, M. Jonas et Kouassi-Ba, jugés trop âgés pour prendre part à la chasse. Ces deux-là gardaient bon pied et bon œil et assumaient une bonne partie des travaux les plus durs : casser du bois, dégager la neige, briser la glace, réparer ce qui pouvait l'être. Clovis aurait dû accompagner les chasseurs, mais la veille du départ il fut victime d'un empoisonnement grave par les sels de plomb.

Kouassi-Ba s'aperçut à temps que le forgeron avait la langue gonflée et s'étonnait d'un goût sucré, inexplicable. En allant dans le petit appentis où l'Auvergnat se livrait d'habitude à ses opérations métallurgiques, le noir constata que Clovis, sans doute devenu plus frileux, avait bouché tous les interstices et orifices permettant au froid mais aussi à l'air de pénétrer, sans réfléchir que les vapeurs nocives de la coupellation risquaient de stagner. Kouassi-Ba avertit aussitôt le comte de Peyrac et l'on fit boire à l'artisan des infusions calmantes pour atténuer les douleurs des effroyables coliques qui commençaient à le tordre. Mais le véritable médicament pouvant lutter contre ce genre d'empoisonnement grave manquait : le lait. Ils n'en avaient pas vu ni bu une goutte depuis qu'ils avaient mis le pied sur le sol d'Amérique. Depuis, en fait, leur départ de La Rochelle, si l'on ne comptait pas les quelques écuelles du lait de chèvre réservé aux enfants, sur le Gouldsboro. À défaut, les mineurs savaient que des entrailles de lapin, broyées et absorbées crues, surtout le foie et le cœur, pouvaient être efficaces. Mais où les trouver ? Cantor avait été visiter ses pièges et l'on y trouva deux lièvres blancs. Angélique en était si heureuse qu'elle commençait à comprendre pourquoi les Français du Canada voyaient des miracles partout en ce pays.

Dès qu'il eut ingéré la mixture que le comte de Peyrac prépara et lui fit absorber lui-même, le forgeron se sentit mieux et on le sut hors de danger. Mais il dut rester de longs jours allongé et frissonnant sous ses couvertures malgré les galets brûlants qu'on ne cessait de poser autour de lui pour le réchauffer.