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Aussi elle travaillait comme une esclave. Et dès qu'elle avait un instant elle courait avec les enfants dans la forêt pour ramasser des fagots. On manquait de bourrées et elle savait d'expérience que rien n'est pire par un matin d'hiver que de ne pouvoir allumer le feu. Ils se hâtaient de ramasser branches et branchettes tombées à terre pour les entasser dans la remise avec la réserve de bûches.

Ramasser du bois était une besogne qui avait toujours plu à Angélique. Au château paternel, lorsqu'elle était fillette, la tante Pulchérie disait que c'était le seul travail auquel elle consentait volontiers. Elle savait faire rapidement d'énormes fagots qu'elle portait sans faiblir. La première fois que les hommes de Peyrac l'avaient vue revenir du bois, comme une forêt en marche, et courbée comme une vieille femme sous sa charge, avec la petite troupe des enfants derrière elle, ils étaient demeurés bouche bée et n'avaient su que dire ni que faire. Elle accomplissait si parfaitement toutes les besognes entreprises qu'une intervention paraissait déplacée, et ils s'en abstinrent. Mais ils s'interrogeaient entre eux et n'arrivaient pas à se faire une opinion. C'était une femme qui avait travaillé dur dans sa vie, et que rien ne rebutait, mais c'était aussi une grande dame qui avait l'habitude d'être servie, de commander, de se payer du bon temps. Seulement, voilà, elle n'aimait pas qu'on mélange les deux côtés de son caractère.

Et si un homme, en ces temps de rudes et urgents travaux qui précédèrent le premier hivernage de Wapassou, s'approchait d'elle pour l'aider, il arrivait qu'elle le renvoyât un peu sèchement.

– Laissez donc, mon garçon, vous avez autre chose à faire de plus pressé ! Si j'ai besoin de vous, je saurai vous appeler.

Joffrey de Peyrac l'observait aussi. Il l'avait vue s'activer autour des feux de boucan, avec une compétence quasi professionnelle. Il l'avait vue dépouiller de leurs peaux des daims ou des cerfs, vider des entrailles, briser des os, plumer, couler la graisse nauséabonde, porter les chaudrons hors du feu, tout cela avec une habileté quasi miraculeuse de ses petites mains fines et racées et une énergie de portefaix.

Avec un mélange d'étonnement et d'estime, il la découvrait extrêmement vigoureuse, capable, entendue à mille choses auxquelles son éducation et surtout la vie dorée et luxueuse qu'il lui avait donnée à Toulouse ne semblaient pas l'avoir destinée. Et dans le mouvement d'irritation qui, parfois, avait été sur le point de le porter vers elle pour lui arracher le tranchoir, le couteau de boucher qu'elle maniait avec tant de dextérité, ou encore la chaudière pesante qu'elle déplaçait d'un seul coup de reins, ou la charge de bois mort sous laquelle elle se courbait, il avait senti la violence du mauvais sentiment douloureux que lui causait le souvenir des années de l'absence.

Car c'était l'autre femme, « l'inconnue », celle qui avait appris à vivre sans lui, qu'elle lui révélait, et il lui en voulait presque d'être si forte, sans faille, et d'avoir tant appris loin de lui. Il se souvenait de la phrase qu'elle lui avait jetée certain jour, sur le Gouldsboro : « Et comment auriez-vous souhaité me retrouver ? Méchante, sotte, inutile, n'ayant rien appris de la vie que j'ai dû affronter ?... »

Oui, en vérité, il n'avait pas compté avec la valeur réelle de la personnalité d'Angélique et sur ce qu'elle en ferait, livrée à elle-même. Et il se disait qu'il avait encore beaucoup à apprendre sur les femmes à cause de celle-ci. L'admiration et la jalousie se disputaient son cœur. Angélique n'était pas tout à fait dupe de cette faiblesse en lui. Fine, elle en comprenait la cause et cela lui faisait presque plaisir, car il était si fort, si supérieur, qu'elle était comme rassurée de le sentir un peu vulnérable. Elle lui lançait alors en passant un regard où il y avait à la fois une douce ironie, de la tendresse, mais aussi quelque chose d'insondable qui lui faisait mal.

– Ne soyez pas inquiet, disait-elle en secouant la tête avec un sourire. J'aime ces travaux, et puis... j'ai connu des esclavages pires que de ramasser du bois mort pour l'amour de vous...

Et il sentait comme une lame aiguë s'enfoncer dans son cœur. Comment pouvait-elle donc rester ainsi la seule femme capable de le faire souffrir, lui, si blasé, et cela en étant seulement elle-même ?...

À vrai dire, il ne pouvait rien lui reprocher. Il n'y avait pas de fausse humilité, ni même de provocation dans son attitude. Mais ce qu'elle possédait, elle l'avait acquis loin de lui. Et cela le taraudait d'un désir farouche de revanche. Pour elle, il était décidé plus que jamais à triompher des éléments contraires, et telle était son ardeur de dominer le sort qu'il la communiquait aux siens avec la certitude que rien ne pouvait prévaloir contre lui. Une activité de fourmilière régnait à Wapassou. Lui-même s'occupait de tout, dirigeant les charpentiers et les maçons, conseillant les tanneurs et les menuisiers, et il n'était pas rare de le voir prendre de ses mains la haute cognée de bûcheron et abattre un arbre en quelques coups précis et violents, comme s'il avait voulu lui-même affronter la nature rebelle et la vaincre en combat singulier.

Ainsi sans se parler, ce temps de labeur continuait de les lier, par ce qu'ils apprenaient d'eux-mêmes, par ce qu'ils ne s'avouaient pas, par ce qu'ils pressentaient l'un de l'autre. Peyrac devinait les inquiétudes d'Angélique. Il avait remarqué qu'un excès de fatigue la rendait sujette à des instants de doute où elle voyait tout en noir. À ces moments-là, la vision de Caïn dans la tempête revenait la hanter. Et s'il était vrai que Dieu fût contre eux ? s'interrogeait-elle... S'ils étaient vraiment des réprouvés ?... Condamnés d'avance où qu'ils aillent, elle ou lui ? À quoi bon lutter ?... Il lui revenait aussi le souvenir d'un regard de haine d'un être tapi dans les buissons au bord d'un lac, et qui s'était posé sur elle ce jour où elle se baignait et avait enfoncé en son cœur une flèche empoisonnée... Ce souvenir revenait souvent. Il lui arrivait de s'arrêter à la lisière des arbres, en revenant du bois, afin de pouvoir jeter un long regard dévorant sur les alentours. Il y avait des constructions bizarres au pied des deux collines sur la gauche, des madriers dressés et des roues, qui se détachaient comme des instruments de supplice, de cauchemar, sur les flancs décapés de la montagne qui montrait des trous béants d'ombres ou des plaies livides et fraîches. Au sommet se dressait la couronne d'une petite forêt d'où de longs filets de fumée ne cessaient de s'élever nuit et jour, comme d'un encensoir. Ce n'était à tout prendre, elle le savait, que des huttes de charbonnier, au dôme arrondi et colmaté de glaise, couvrant dans la chaleur d'une combustion ininterrompue le bois de sureau et de bouleau, dont les mineurs tiraient le charbon nécessaire à ces travaux.

L'habitation où ils allaient tous s'enfermer comme dans l'Arche sortait de terre à l'extrémité du promontoire, et maintenant on voyait bien nettement son toit de bardeaux blancs et ses trois hautes cheminées, de cailloux, dressées.

Une autre chose inquiétait Angélique d'une façon sourde. Malgré les qualités qu'elle avait commencé d'apprécier en eux, les compagnons de Peyrac restaient des hommes rudes, peu commodes, et somme toute inquiétants. Quand on s'enfermerait dans le fort, qu'allait-il se passer avec la promiscuité, l'opposition des caractères, les privations, le manque de femmes ? Tout cela n'allait-il pas créer une atmosphère irrespirable ? Lorsqu'elle était chef de guerre, en Poitou, elle se souvenait que ses paysans haïssaient ceux qu'ils soupçonnaient d'être ses amants : La Morinière ou le baron du Croisset... Ici, la situation était analogue. La réserve qu'ils éprouvaient à l'égard de la femme du chef se muerait peut-être en un autre sentiment. Angélique savait bien que l'attitude distante de son mari devant les autres avait pour but de ne pas éveiller la jalousie de ces hommes solitaires. Mme Jonas y pensait aussi et s'inquiétait pour Elvire, jeune femme en âge d'être courtisée. Jusqu'ici les hommes se montraient courtois envers elle, mais lorsqu'on serait tous enfermés et que l'ennui les gagnerait...