Выбрать главу

Il y avait pourtant en Peyrac un changement dont elle ne s'avisait pas sur le moment, mais dont elle devait se souvenir plus tard avec émotion. De maître, il s'était fait serviteur. Il se dévouait sans compter pour ces êtres faibles et menacés qui lui étaient confiés. Parce qu'il savait qu'il leur demandait beaucoup, c'est-à-dire de survivre, il en exigeait moins. Aussi aidait-il Mme Jonas à accrocher les lourdes marmites dans l'âtre, à porter les seaux d'eau, refaisant lui-même les pansements des blessés ou soignant les malades afin d'éviter à Angélique le renouvellement trop fréquent de ces tâches. Il dissipait la mauvaise humeur de Cantor avec des plaisanteries amicales, arrêtait d'une pression bienveillante de la main sur l'épaule les querelles stupides et involontaires qui éclataient, distrayait les enfants en leur montrant, dans la forge et le laboratoire où l'on ne travaillait plus qu'au ralenti, des petits tours de magie qui les enchantaient. D'habitude, ces enfants n'avaient pas le droit aller dans les ateliers, mais maintenant on les y accueillait.

Il allait relever les pièges en compagnie de Lymon White ou de Cantor, et Angélique le vit un jour, au retour, dépouiller lui-même la bête, un rat musqué, avec une désinvolte dextérité. De quelques mots tranquilles, il sut mettre Elvire en garde contre une dépression qui la faisait douter de son nouvel amour et lui donnait des remords. L'absence de Malaprade la torturait. Pour la punir de s'être si rapidement consolée de la mort de son premier mari, le Seigneur lui reprendrait le second, pensait-elle.

– Ne réfléchissez à rien tant que vous aurez faim, lui dit Peyrac, et ne mêlez donc pas la grande et majestueuse pensée de Dieu aux phantasmes nés de vos simples crampes d'estomac. La faim est mauvaise conseillère. Elle attaque l'estime de soi-même et avilit. Elle dégage les forces égoïstes, réduit à une solitude abjecte. Restez donc forte. Votre mari reviendra et vous mangerez ensemble.

L'attention aux gestes soutenait les corps défaillants. On agissait un peu comme des automates, lentement mais avec soin. Lorsque l'indispensable était accompli, Peyrac conseillait de se mettre au lit et de dormir : « qui dort dîne », c'est un vieux proverbe. Là encore on le vit porter des galets chauffants sous les couvertures de ceux qui avaient oublié de s'en préparer. Il se relevait la nuit pour surveiller et entretenir les feux. Il dit un jour à Angélique :

– Prenons Honorine avec nous dans notre lit pour l'aider à conserver sa chaleur.

Il s'était aperçu qu'Angélique chaque soir éprouvait une appréhension plus grande à laisser Honorine lutter seule dans son petit lit contre l'hostilité noire de la nuit. La température descendait si bas que les corps affaiblis se réchauffaient difficilement. À l'aube, on grelottait sous les couvertures. Honorine, entre son père et sa mère, était si heureuse que les couleurs revinrent à ses joues. Le vent hurlait dans la nuit. Honorine dormait entre eux comme un petit animal bien heureux.

Quand il faisait beau, les habitants de Wapassou se contraignaient à faire quelques pas dehors et on rentrait vite dans la chaleur renfermée du poste. Il fallait longtemps pour se réchauffer. Honorine avait toujours les mains blanches et glacées. Angélique les lui faisait tremper dans l'eau chaude et elle-même se réchauffait ainsi avec ses compagnes. On se prenait d'affection pour le bois, le bois toujours fidèle, crépitant sans se lasser dans la cheminée, mais le comte de Peyrac veillait avec un soin toujours plus attentif au risque d'incendie. L'attention des autres se relâchant par faiblesse, lui redoublait de vigilance, faisait chaque soir la tournée de chaque chambre et sortait avec une lanterne pour vérifier que rien n'obstruait les abords des cheminées, qu'aucune étincelle ne menaçait le toit de bardeaux.

*****

Brusquement, il fit très chaud. L'atmosphère devint celle d'une serre. Les corps épuisés se couvraient de sueur et on passait son temps à retirer ses vêtements fourrés, à ouvrir portes et fenêtres, à éteindre les feux dans les cheminées, quitte à rallumer vivement le soir, au moment où le soleil se couche, précipitant le monde dans des ténèbres redevenues glacées. Durant le jour, la neige fondait, fondait avec un ruissellement souterrain et inépuisable. Elle ressemblait à du coton gonflé d'eau, une moelle de sureau imprégnée de liquide. Elle dégringolait des arbres en paquets pesants. En deux jours, la forêt, d'immaculée, devint grise, puis noire, toute constellée de gouttelettes brillantes. Les franges de glace au bord du toit se détachaient et tombaient avec des bruits de verre brisé.

Le seul résultat immédiat de ce retour de la chaleur fut de gâter les dernières provisions de viande conservée gelée dans les greniers. Lorsque l'idée vint aux hivernants que cette chaleur pouvait nuire à la fraîcheur de la viande qui leur restait, Angélique gravit promptement l'échelle qui menait au grenier à provisions où étaient pendues quelques pièces de gibier et de cheval, le dernier jambon, le dernier carré de lard ; une odeur nauséabonde l'avertit aussitôt des dégâts. Même les pièces fumées paraissaient avoir souffert et, en outre, toutes sortes de petites bêtes, qu'on aurait pu croire mortes ou endormies, des souris, des rats, des écureuils, avaient surgi de tous les recoins et rongeaient partout, achevant de rendre immangeable ce qui aurait pu encore être utilisé. Trop abattue pour commenter ce malheur, Angélique, aidée de ses deux auxiliaires, Kouassi-Ba et Mme Jonas, tria ce qui ne paraissait pas trop atteint dans cette pourriture. On jeta le reste au loin, charogne qui attirerait peut-être chacals et loups.

Angélique ne se pardonnait pas d'avoir oublié la viande au grenier.

– J'aurais dû y songer, répétait-elle. Il aurait été si facile de mettre aussitôt à l'abri le peu qui nous restait, dans le cellier entre de gros morceaux de glace...

– J'aurais dû y songer aussi, dit Peyrac pour calmer l'humeur déprimée de sa femme. Vous voyez, ma mie, que moi aussi les privations m'influencent, dit-il à Angélique en souriant, puisque j'ai omis de penser aux dégâts que pouvait causer sur nos vivres ce brusque adoucissement du temps.

– Mais vous n'étiez pas là ! Vous êtes parti de grand matin avec Cantor pour profiter de la neige durcie afin de relever les pièges. Non, c'est moi qui suis impardonnable.

Elle passait la main sur son front.

– J'ai si mal à la tête. Cela peut-il vouloir dire qu'il va neiger de nouveau ?

Ils levaient les yeux vers le ciel d'un bleu doré et tressaillaient de crainte en y voyant tournoyer dans sa limpidité un vol de corneilles. Les sombres oiseaux annonçaient la neige aussi sûrement que la migraine.