Et, dès le lendemain, la neige arriva, précédée par un nouvel envol d'oiseaux noirs. Le printemps marquait un recul. Aux chutes de neige succédèrent des jours de brouillard blanc. La neige qui tombait maintenant était menue et dure comme au verre et on l'entendait grésiller contre le bois et les peaux des fenêtres, entraînée par un vent rapide. Il ne restait plus que pour deux jours de vivres au camp. Le matin, chacun reçut sa portion, mais Angélique se félicita de n'éprouver pour la sienne aucun attrait. Elle mit l'écuelle de côté contre les cendres. Cela donnerait un repas de plus à Honorine. Elle se tenait debout devant la cheminée, les bras ballants, à regarder rêveusement les flammes. Ses idées étaient vagues et sans relation entre elles, mais chacune était claire. Elle n'éprouvait pas de désespérance, ni même d'inquiétude. Les hivernants ne mourraient pas, ils survivraient ; de cela elle était certaine !... Il fallait attendre et ne pas céder. N'allait-il pas se passer quelque chose ? Le printemps était en marche. Un jour il serait là et les animaux recommenceraient à courir dans les sous-bois et le long des rivières aux rives couvertes de fleurs. Et les fleuves recommenceraient à couler, les petits canots rouges des Indiens et des traitants, chargés de marchandises, recommenceraient à descendre et remonter le cours des eaux, charriant la vie comme le sang dans les veines. Il fallait seulement attendre. Elle ne savait pas l'événement qu'elle attendait ainsi, mais il était déjà en marche et plus proche qu'on ne croyait. Il s'approchait et voici que déjà il était sur eux.
Elle se redressa, l'oreille tendue : « Il y a quelqu'un dehors ! »
Le vent sifflant seul tourbillonnait autour de l'habitation et pourtant Angélique savait ; elle était certaine.
Il y a quelqu'un dehors !
Elle s'enveloppa dans son manteau et marcha péniblement vers la porte. On ne remarqua pas sa sortie.
Dehors, la neige cinglante meurtrit son visage de mille pointes. Bien qu'on fût au milieu du matin, le jour était couleur de crépuscule. On ne voyait que la masse grise du brouillard. Angélique leva les yeux. Au-dessus d'elle, des silhouettes humaines se penchaient et l'observaient. C'étaient des Indiens. Les rafales neigeuses leur donnaient un aspect flou, irréel. Elle les reconnut cependant aussitôt à leur panache. C'était des Iroquois. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire et de plus effrayant encore dans leur apparition, c'était que, à part un morceau de pagne entre leurs jambes, ils étaient nus.
Chapitre 17
Ils étaient nus. Ils se penchaient vers elle dans la bise féroce, et le vent couchait de côté leurs chevelures dressées, emmêlées de plumes et les bords effrangés de leurs pagnes claquant. Le cou tendu au-dessus du trou, ils paraissaient étudier avec curiosité la femme blanche qui venait d'apparaître à la sortie du poste. Le vent sifflait autour d'eux une chanson âpre et irritée. Pourtant, ils ne frémissaient pas. Leurs yeux noirs brillaient, calmes. Mme Jonas sortit à son tour. Elle ne perdit pas son temps en commentaires et adressa aux nouveaux venus un geste véhément pour les inviter à entrer.
– Venez donc, jeunes gens, et dépêchez-vous. Vous nous faites geler rien qu'à vous regarder ! A-t-on idée de se promener tout nus par un temps pareil !
Ils comprirent aussitôt la mimique. En riant aux éclats, ils saluèrent les deux femmes en levant la main, paume ouverte. Puis ils entrèrent à la file dans le poste. Ils étaient six, et celui qui les conduisait était Tahoutaguète, le chef des Oneiouts à la face hideuse, grêlée par la petite vérole. Dédaigneux, ils n'adressèrent pas un regard aux pitoyables créatures, engoncées dans leurs vêtements et leurs fourrures, qui les regardaient avec des yeux écarquillés. Leur chair impassible, ointe de graisse, luisait comme un marbre jaune et poli.
Lorsque Peyrac fut devant eux, Tahoutaguète lui tendit à deux mains un collier de wampum composé de plusieurs branches de cuir, enfilées de petites porcelaines violettes et blanches qui composaient un dessin symbolique.
– C'est Outtaké qui m'envoie, le grand chef des Cinq Nations. Ce collier contient sa parole. Il dit qu'il se souvient de toi et des richesses que tu as données aux âmes des grands chefs... Ce collier est le gage de son amitié. Outtaké t'attend...
Peyrac comprenait maintenant assez la langue iroquoise pour traduire et remercier lui-même. Se tournant ensuite vers Angélique, l'Iroquois au visage grêlé lui remit à elle aussi un collier de wampum. Elle hésitait à le prendre, ne sachant si le cérémonial acceptait cette intronisation d'une femme dans la solennité des alliances, mais Tahoutaguète insista et dit :
– Accepte, Kawa ! Ce collier contient la parole des femmes de notre tribu. Le Conseil des Mères s'est réuni au moment de la lune rousse et a dit : « Voici. L'homme-qui-écoute-l'univers, l'homme-du-tonnerre est en péril avec sa tribu, car il a donné à nos chefs morts jusqu'à la dernière parcelle de ses réserves afin d'effacer la honte. S'il meurt, de quoi nous servira son alliance et ce qu'elle nous a coûté ? S'il meurt, il emportera avec lui les richesses de son esprit et de son cœur, et nous aurons perdu un ami de notre race. Si ses enfants meurent, sa femme nous maudira. Si sa femme meurt, il nous maudira, car il se souviendra que sa femme a sauvé la vie d'Outtaké, et Outtaké l'aura laissée périr. Non, ni lui, ni sa femme, ni ses enfants ne doivent mourir. Cela ne sera pas. Nous donnerons chacune une poignée de nos réserves pour conserver la vie de Kawa, la femme blanche, qui a conservé la vie d'Outtaké, notre chef. Sans lui, nous étions orphelins. Sans elle, nous tous étions orphelins. Nos enfants crieront un peu plus souvent, dans l'hiver : « J'ai faim. » La faim est un mal qui se guérit dès que vient le printemps, mais la perte d'un ami, c'est là un mal qui ne se guérit pas. Prends-le sur tes mains, femme, ce collier contient l'offrande de nos tribus. Là ! Vois-tu, sur ce dessin, ce sont les femmes assises au Conseil, et là c'est toi et là ce sont les poignées de haricots qu'elles t'envoient pour que tu puisses te rassasier, toi et tes enfants.
Sur ces entrefaites, il fit un signe, l'un de ses suivants alla ouvrir la porte et six autres Indiens nus qui avaient attendu dehors – qui avaient attendu dehors !... – entrèrent en portant de lourds sacs de peaux cousues. Tahoutaguète dénoua les liens de l'un des sacs et fit couler sur la table de bois des haricots, légume avec lequel le Vieux Monde commençait à se familiariser depuis que les premiers voyageurs en avaient ramené d'Amérique du Sud, au siècle dernier. Ces graines avaient été mûries sur les rives des six grands lacs iroquois, sur les coteaux ensoleillés de la vallée des Mohawks et leurs gousses éclatées, couleur d'or et de miel, se mêlaient encore à leur sombre et rutilante splendeur. Il y avait l'espèce qu'affectionnent surtout les rives du lac Cayuga, rouge-rosé veiné de blanc, celle que cultivent les Mohawks de l'Est dans les environs d'Orange, presque ronde, d'un noir brillant où dort une lueur violette et d'autres plus allongées d'un rosé lisse et uni de gravier roulé par le torrent, d'autres aux courbes élégantes, couleur de café et curieusement piquetées de pourpre, d'autres d'un blanc pur.
Sous leur revêtement vernissé et luisant, les haricots répandaient une odeur fraîche et potagère comme s'ils avaient gardé, enfermé dans l'ombre de l'hiver, un peu de l'air pur des collines, au moment de la récolte, avant que l'automne ne roussisse les ormes et les amélanchiers, alors que les citrouilles et les courges sont encore pâles sous leurs feuilles velues, et que le maïs dressé s'empaquette de vert acide et que l'air est si pur, si sec, si brûlant au creux de la vallée des Mohawks que ne suit plus aucun fleuve, que les gousses y mûrissent plus vite et éclatent comme des grenades.