Consciente de sa fragilité, elle se laissait aller, travaillant à dessein sans hâte et remettant au lendemain les tâches urgentes dont la liste se pressait dans sa tête. Et d'abord courir vers la montagne et vers les rivières, et vers les rives des lacs pour y découvrir les fleurs, les plantes, les arbustes, les racines, dont elle remplissait les boîtes et les pots de son apothicairerie ? Elle n'en laissait pas échapper une seule ! Elle les traquait jusque dans les moindres fentes de rochers. Et même les inconnues, elle percerait leur secret. Elle se promettait de ne jamais plus traverser un aussi pénible hiver, sans autre ressources, bien souvent, pour soigner les malades que de l'eau bouillie et de la graisse d'oie ou d'ours. Ses greniers embaumeraient. Les pots et les boîtes étiquetés de couleurs vives s'aligneraient sur des étagères. C'est au fort Wapassou que de vingt lieues à la ronde on viendrait se faire guérir.
Un jour enfin, elle partit avec Honorine à la découverte du printemps, des fleurs et des remèdes.
Dans la paillasse jaunâtre des herbes couchées, les violettes clignaient un œil pâle, ébloui. La primevère dressait son plumet rosé, la renoncule blanche écarquillait ses corolles si légères qu'un rien de vent les malmenait. L'anémone-du-foie, celle qu'on appelle en Poitou « la-fille-avant-la-mère », car elle haït avant ses feuilles du terreau couleur de suie, allumait des fleurs bleues dans les sous-bois clairs, couleur de tilleul.
Au versant des pentes rocheuses, le menu tussilage multipliait ses houppes d'or, accompagnant les crocus et les perce-neige. Toutes fleurs fragiles et nues, qui tremblaient au bord des neiges dans une bise encore âpre. Angélique allait d'un pas alerte de collines en vallons, heureuse de marcher sur le sol spongieux et ne s'embarrassant pas des boues et des marais. Les jours de récoltes, elle emmenait aussi avec elle les autres enfants et demandait le secours d'Elvire ou d'un des jeunes gens du poste car il fallait faire vite. Les cueillettes des simples ne peuvent avoir lieu que par temps sec et ensoleillé dans le milieu du jour afin d'éviter la rosée du soir et du crépuscule, la moindre humidité corrompant les fragiles pétales et les privant de leurs qualités thérapeutiques. Il y avait abondance de tussilage, solide et efficace médecine des maux de gorge et de bouche. La violette était plus rare, grande dame de la pharmacopée, réservée également à la toux et aux rhumes. L'infusion de violette est remède de princesse. Le tussilage, décoction de paysan.
Honorine aimait s'occuper des violettes et les installait à sécher dans le grenier avec toutes sortes de soins. Sa mère lui avait dit qu'elle en ferait un sirop parfumé pour les enfants qui toussent et qui n'aiment pas se laisser soigner. Le pissenlit étoilait partout de sa rosette aiguë l'herbe encore jaune. Les enfants, armés de petits couteaux, extrayaient, nettoyaient sa racine blanche et duveteuse et le soir on le mangeait en salade avec un peu de vinaigre de bouleau. Plus tard, lorsque sa racine devint rougeâtre, Angélique la conserva et la fit sécher. Elle coupait en deux dans la longueur les rhizomes de la benoite jaune, curieuse petite fleur timide, qui traîne derrière elle sous la terre une longue queue noire et ligneuse au suc amer, ami des estomacs douloureux, et le rhizome de l'acore, le roseau aromatique cueilli au bord des marais. Elle grattait les racines de la bardane, ou glouteron ou bouillon noir, l'herbe aux teigneux de sa province. Elle n'était pas très sûre de l'avoir reconnue. D'imperceptibles différences camouflaient parfois les fleurs du Nouveau Monde en étrangères. Elle les retournait et les retournait pensivement. Un jour, Honorine lui apporta un petit bouquet d'une fleur en clochettes qui ressemblait à de la bruyère, sauf qu'elles étaient molles et fraîches. Les feuilles légères arachnéennes étaient vert-gris et les clochettes rosés. Angélique reconnut enfin la fume-terre, dit fiel-de-terre ou herbe-à-la-veuve on ne sait pourquoi. Elle savait qu'on en tirait une eau cosmétique qui purifiait la peau, et les fleurs bouillies dans l'eau, le lait et le petit lait débarrassaient du haie. La lotion oculaire faisait l'œil clair et brillant. L'infusion ouvrait l'appétit. Enfin, elle avait aussi la réputation de guérir du scorbut. Honorine fut félicitée pour cette belle trouvaille et l'Anglais Sam Holton qui avait des lettres, cita Shakespeare, lorsqu'il parle du roi « Lear » couronné de fumeterre luxuriante, et d'herbes folles...
Lorsqu'elle partait à la recherche des plantes et non à fa cueillette, Angélique n'emmenait qu'Honorine.
L'hiver achevé, Honorine cessait d'être une enfant comme les autres, préoccupée de feux et de nourritures, et de farces, et redevenait la compagne de sa mère. Il y avait entre elles, pour les armes et les fleurs, une entente. Honorine était endurante, marchait crânement sur les pas d'Angélique, même souvent faisait le double de trajet à force de courir et fureter en tous sens. Pour être certaine de ne pas la perdre dans ces bois immenses, Angélique lui accrocha au poignet une petite clochette. Ainsi partout ce bruit joyeux révélait sa présence.
– Ne vous encombrez pas de la petite, madame, laissez-la-nous... disait parfois Elvire obligeante.
Mais Angélique secouait la tête. Honorine ne l'encombrait pas. Elle n'eût pas aimé aller seule à la découverte de la nature en fleurs. Les richesses au printemps étaient faites pour être partagées.
Alors, devant une fleur découverte, elles restaient agenouillées l'une près de l'autre. Le pays était à la mesure d'Angélique. Elle se sentait parfois si heureuse qu'elle prenait Honorine dans ses bras et l'embrassait éperdument ; elle dansait avec elle et les échos sauvages répétaient longtemps le rire de l'enfant.
Les ours s'éveillaient. Certain jour, Honorine trouva dans le creux d'un vallon une petite boule noire et facétieuse qui lui fit aussitôt mille amitiés. Angélique n'eut que le temps de se précipiter en entendant le grognement de la mère ourse et le craquement des branches qu'elle brisait sur son passage. Elle abattit la bête féroce qui se dressait sur ses pattes de derrière pour se rendre plus redoutable. Une balle bien tirée dans la gueule rouge ouverte arrêta l'élan du fauve.
Honorine était attristée de cette exécution qui laissait le charmant ourson orphelin.
– Elle a défendu son petit comme moi j'ai dû te défendre, lui dit Angélique. Elle avait ses griffes et sa force, et moi mon pistolet.
L'ourson, ramené au fort, fut nourri de sirop d'érable et de bouillie de maïs. Il était assez grand pour se passer du lait maternel.
Pour Honorine, c'était le plus beau jouet de la création. Elle se prit à l'aimer d'une passion qui effaçait toutes les autres. Il fallut la raisonner pour qu'elle permît à ses compagnons de jeu habituels, Barthélémy et Thomas, de l'approcher.