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L'ourson, qu'on nomma Lancelot, car c'était un héros des histoires que l'on racontait aux enfants, fut la cause d'un conflit grave entre Cantor et Honorine. Dès les premiers beaux jours, Cantor était lui aussi parti vers les collines, dans un but très précis. Il était à la recherche d'un animal qu'il haïssait, celui qui méchamment, sournoisement, avait dévoré presque tous les quelques lièvres ou lapins pris dans ses pièges l'hiver, alors qu'il se traînait, épuisé, dans l'espoir de procurer enfin un peu de nourriture aux siens. L'auteur de pareils méfaits, ce pirate honni de la forêt, on le connaît bien... c'est le glouton. Il est tout à fait à part dans la faune des bois. Cruel comme l'hermine ou la belette à l'espèce desquelles il appartient, il n'en est pas moins plus volumineux qu'un castor. Cantor trouva son ennemi juré, une femelle, le tua, mais ramena le rejeton, une petite pelote à poil hérissé grosse comme un chat, qui déjà retroussait les lèvres d'un air agressif sur des dents aiguës.

– T'as tort de t'encombrer de cette bestiole, mon fils, dit Eloi Macollet qui fronça les sourcils devant la trouvaille, ça, c'est rien que du mal et de la menterie. C'est la pire de toutes les bêtes de la forêt. Même les Indiens disent que les diables s'y cachent et ils ne passent plus par un vallon où ils savent qu'un glouton a fait son terrier. Ils ne viendront plus ici.

– Eh bien ! nous n'en serons que plus tranquilles, dit Cantor qui garda l'animal.

Il lui donna son nom anglais, Wolverines. Wolverines allait menacer de ses crocs le pauvre Lancelot terrifié. Le jour où il réussit à le mordre, Honorine fit une colère qui ameuta tout le poste. Elle cherchait un bâton, un couteau, une hache, n'importe quoi pour tuer le glouton. Le jeune garçon, ayant mis son préféré à l'abri, se moqua de la rage de la petite personne.

– Je sais maintenant qui je veux scalper, dit Honorine. C'est Cantor !...

Cantor rit de plus belle et s'en alla en l'appelant : miss Beaver. C'était le sobriquet qu'il lui avait donné car il prétendait qu'elle avait des petits yeux de castor.

– Il m'appelle miss Beaver, sanglota Honorine s'effondrant sous la suprême insulte.

Angélique réussit à la consoler en lui faisant valoir que les castors étaient des animaux fort sympathiques, qu'il n'y avait pas de quoi se fâcher. Elle l'emmena avec Lancelot les voir, nouveaux pensionnaires de l'étang derrière la montagne, qui menaient aussi grand tapage, qui construisaient avec une merveilleuse activité leurs petites maisons rondes.

– Les castors sont bien jolis et toi tu es aussi jolie qu'eux. Honorine s'amusa tant à voir les castors plonger, souples et actifs, s'ébattant à travers l'eau transparente, qu'elle fut rassérénée.

Mais le différend entre elle et son demi-frère n'était pas réglé et se ranima à propos du Vieil Homme sur la montagne. Il fallait peu de chose pour allumer la guerre entre l'adolescent taciturne et la petite fille susceptible. À l'Ouest, les falaises qui bordaient le cirque de Wapassou s'avançaient en un long éperon rocheux, assez découpé, dessinant le profil d'un vieil Indien, ou plutôt d'un vieil homme un peu pirate. Surtout lorsque le soleil couchant ciselait dans la roche des reflets de cuivre son expression devenait saisissante. Tout le monde l'admirait. Au matin le Vieil Homme paraissait ronchon, au soir il ricanait. Seule la petite Honorine ne parvenait pas à le distinguer. Elle écarquillait les yeux, cherchait à fixer les points qu'on lui indiquait, mais si elle disait : « Je le vois », c'était sans conviction et pour éviter les quolibets. En réalité, elle ne le voyait pas. Cantor ne se privait pas de la taquiner, disant que ce n'était même pas un castor qu'elle était mais plutôt une taupe, et Honorine fixait la montagne d'un œil sombre cherchant parmi les arbres et les roches le rébus dont la révélation lui était fermée. Une fois de plus, ce matin-là, Cantor la prit pour cible ; une fois de plus, elle se rua sur lui les poings levés et ses cris furent tels que Joffrey de Peyrac vint lui-même sur place.

– Que se passe-t-il ?

– Tout le monde veut ma mort, dit Honorine en larmes, et je n'ai même pas une arme pour me défendre.

Le comte s'égaya et s'agenouilla devant l'enfant. Il passa sa main sur la joue humide et lui promit que si elle se calmait il lui façonnerait un pistolet pour elle seule qui pourrait tirer de petits plombs et dont la crosse d'argent pourrait servir de casse-tête. Il lui prit la main et ils s'éloignèrent ensemble vers l'atelier.

Angélique se tourna vers Cantor qui avait suivi la scène d'un air farouche.

– Laisse-la donc tranquille avec cette histoire du Vieil Homme sur la montagne. Si elle ne le voit pas, c'est sans importance. Tu l'humilies à plaisir.

– Elle est sotte et paresseuse.

– Non. Elle a quatre ans. Quand deviendras-tu raisonnable, Cantor ? Tu es stupide de chercher querelle à une enfant de cet âge.

– Tout le monde la gâte et l'encense, dit Cantor buté.

Il s'éloigna en marmonnant à la cantonnade.

– Libre aux autres d'être l'esclave de cette bâtarde. Moi, non !...

Angélique reçut le choc au cœur. Elle fut la seule à entendre ces paroles. C'était bien à elle qu'elles étaient destinées. Elle demeura sur place, figée, paralysée sous une douleur soudaine, puis elle se rendit dans sa chambre et s'y enferma. Sa première réaction aurait été de gifler Cantor, de le secouer comme un prunier et de... oui, elle aurait bien été capable de l'assommer à coups de crosse. Elle était vibrante de rage contre la morgue et la grossièreté de ce gamin, qu'on aimait, qu'on entourait, qui avait un père qui l'instruisait avec patience, des amis, presque des serviteurs déférents, car il était le fils du maître et savait tenir sa place, et qui se permettait encore de jouer en face d'elle à l'enfant outragé. Il avait été son secret tourment pendant leurs mois d'hiver, car, malgré les bons moments où elle parlait avec ses fils, riait ou chantait avec eux – Cantor grattant sa guitare et alors il devenait gai et bon compagnon – elle n'avait cessé de sentir en lui une réticence, et peu à peu une animosité secrète. Le temps, loin d'arranger les choses, semblait les envenimer. Les sentiments de Cantor demeuraient enfouis, inavoués, et elle ne savait s'il lui en voulait toujours d'avoir été si longtemps séparée d'eux, ce qui était puéril, ou si, la jugeant avec une intransigeance enfantine, il n'acceptait pas qu'elle eût mené une vie libre loin de son père. Il y avait de tout cela sans doute et Angélique avait reculé devant la difficulté d'expliquer à son fils qu'un « veuvage » de quinze années avait donné quelques excuses aux libertés qu'elle avait prises et qui étaient le plus souvent imposées par les circonstances. Angélique pensait : la jeunesse est intransigeante et doit mûrir pour comprendre certaines choses. Dans l'existence elle s'était donné ces prétextes pour garder le silence. Mais elle ne pouvait plus se dissimuler qu'elle avait choisi là une solution de paresse. Angélique savait parfaitement que la jeunesse peut tout comprendre si on l'éclaire. C'était elle qui ne s'était pas sentie mûre pour ce rôle.

Elle n'avait pas eu le courage de toucher au passé terrible, et surtout en face d'eux. Elle avait eu peur aussi de leurs réactions, peur des siennes surtout. Car elle savait bien que, dans la jeunesse, il y a le meilleur de tout : jugement sûr, cœur ardent, esprit de justice infini. Elle avait considéré ses fils comme des enfants et non comme les jeunes gens de quinze et dix-sept ans qu'ils étaient. Elle ne leur avait pas fait confiance et maintenant Cantor répondait à cette méfiance par l'hostilité d'un cœur blessé qui n'a pas reçu réparation. Avec Florimond, la situation était plus simple. D'emblée il acceptait. Il avait le caractère plus léger, plus détaché que son frère. Depuis l'antichambre du roi jusqu'aux cales des navires, il en avait tant vu ! Très peu lui importait à lui s'il arrivait toujours à son but et s'en tirait sans dommage.