dans la forêt, après les avoir tués d'un coup de hache, Mistress William dans sa torpeur avait trouvé la force de marcher et c'est ainsi que leur calvaire avait continué. Elles se croyaient en Paradis, mais demain leur martyre reprendrait. Angélique s'indignait à la pensée d'abandonner ces femmes blanches aux mains des sauvages. Elle s'entretint avec son mari de la possibilité de les arracher à leur triste sort. Le comte de Peyrac avait déjà proposé de racheter tous les captifs, mais les Abénakis se montraient intraitables. Ils acceptaient les présents pour avoir consenti à s'arrêter dans le fort et quand on y eut ajouté plusieurs rasades de perles, six couteaux, une couverture pour chacun, ils acceptèrent de rester encore un jour afin de permettre à l'état des prisonniers de s'améliorer.
Mais ils tenaient trop à leur entrée glorieuse dans leur village poussant devant eux les prisonniers « matachiés » de couleurs vives, au milieu des cris d'enthousiasme, pour revenir les mains vides d'une si périlleuse expédition. Ils avaient aussi à Montréal des amis canadiens qui les féliciteraient fort de contribuer à sauver des âmes pour le paradis des Français. Et qui les paieraient un bon prix. Les Français étaient fort généreux quand il s'agissait de gagner des âmes à leur foi. Sans doute, parce qu'ils étaient si peu nombreux, ils avaient besoin de toutes les forces invisibles avec eux. Et dans ce domaine, la cohorte était belle : les saints, les anges, les âmes de leurs morts, les âmes converties... Voilà pourquoi les Français de Canada finiraient par triompher des Iroquois et des Anglais, malgré leur petit nombre. Quandequiba ne pouvait pas trahir les Français en les privant de ces âmes sur lesquelles ils comptaient tant. Peyrac pouvait-il se porter garant qu'il ferait baptiser les « Yenngli » par la « Robe Noire » ? Non, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi ces vaines discussions ? Angélique, quand la nuit vint, commençait à éprouver de la compréhension, sinon de l'indulgence, à l'égard des conquérants espagnols qui avaient brûlé vive une bonne partie de la race rouge sur d'énormes bûchers. Ils avaient dû avoir, à certains moments, des excuses. Angélique aurait volontiers pris les armes, mais, malgré le déplaisir qu'ils avaient tous de laisser des Blancs aux mains des sauvages, Peyrac ne pouvait envisager de risquer une guerre avec la Nouvelle-France et les nations Abénakis pour une poignée de laboureurs anglais. Angélique finit, la mort dans l'âme, par se rendre à leurs raisons. Elle avait encore beaucoup de choses à apprendre sur l'Amérique.
Elle passa la matinée du lendemain au chevet de la fillette anglaise. Même avec des soins attentifs, il n'était pas certain qu'elle pût être sauvée. La mère ne se faisait pas d'illusions sur l'état de sa fille aînée qui s'appelait Rosé Ann. Elle suivait les allées et venues d'Angélique d'un regard pathétique.
Elle dut comprendre l'entretien qu'Angélique eut avec Mme Jonas. Les deux femmes discutaient de l'intransigeance des sauvages à ne pas vouloir céder leurs prisonniers et, pensant au froid humide des nuits dans la forêt qu'affronterait la petite malade lorsqu'il faudrait repartir, des larmes coulèrent sur le visage de la fermière puritaine.
– My daughter will die9, murmura-t-elle.
Dans l'après-midi, Angélique aperçut l'Indien qui était le propriétaire de la petite Rosé Ann assis sur la pierre de l'âtre et fumant sa pipe. Elle vint s'asseoir en face de lui.
– As-tu jamais vu sauter la montagne ? lui demanda-t-elle. As-tu jamais vu la chenille verte descendre du ciel et les étoiles tomber en pluie ?
L'homme parut intéressé. C'est-à-dire que les prunelles virèrent un peu dans la fente à demi close de ses paupières. Angélique avait appris à interpréter ces signes et ne se laissa pas décourager par son visage de bois.
– Les Iroquois, eux, l'ont vu. Et ils sont tombés la face contre terre.
Le sauvage, qui se nommait Squanto, retira le tuyau de sa pipe de ses lèvres et se pencha en avant.
– Si tu le vois, toi aussi, continua Angélique, et que tu puisses le raconter aux tiens, tu n'auras pas besoin de captive pour qu'on te félicite et qu'on s'intéresse à toi. Bien au contraire, crois-moi ! Un tel spectacle, pour toi seul, vaut bien que tu consentes à nous vendre ta captive. Aussi bien, tu n'ignores pas qu'elle va mourir. Alors ?
Ces paroles tentatrices et perfides provoquèrent entre Squanto et les siens une discussion qui faillit dégénérer en pugilat. Les autres étaient jaloux que Squanto assistât à ce spectacle magique. Ils n'en voulaient pas pour autant lâcher leurs prises personnelles. C'était un cas de conscience. Joffrey de Peyrac les départagea en leur disant que si Squanto seul pouvait voir, eux, malgré tout, pourraient entendre et porter témoignage de ce qu'ils avaient entendu. Squanto leur ferait le récit de ce qu'il avait vu. Et ce ne serait pas mauvais non plus pour les Canadiens de savoir ce qui se passait à Wapassou.
Au crépuscule, on entraîna Squanto derrière la montagne. Il put voir la falaise s'ouvrir, se fendre et cracher ses entrailles dans un bruit terrifiant. Et quand la nuit fut venue, trois ou quatre pétards, qui voulurent bien partir malgré l'humidité, achevèrent de l'éblouir. Il revint parmi ses frères avec sur son visage l'expression de Moïse descendant du Sinaï.
– Oui, j'ai vu les étoiles tomber du ciel !
Le lendemain, à l'aube, Mistress William embrassa son enfant inconsciente, mais sauvée, qu'elle ne reverrait sans doute jamais.
Elle laissa à Angélique des indications sur l'établissement du Brunswick Falls, sur la rivière Androscoggin, où habitaient les grands-parents de l'enfant. Peut-être pourrait-on un jour l'y conduire. Serrant sur son sein sa fille nouveau-née, elle suivit courageusement ses farouches gardiens.
Angélique regarda le petit groupe s'éloigner sous la pluie qui tombait doucement. Brumes et brouillards rôdaient à la surface des lacs. La cime des arbres s'estompait dans les nuées aqueuses et lourdes. Les Indiens et leurs captifs longèrent le lac, les enfants portés par leurs maîtres ; Samuel Daugherty, le garçon de douze ans, toujours chargé comme un âne, « l'engagé » soutenant William qui boitait.
Les femmes plus chaudement vêtues, mieux chaussées, portaient leur bébé. Angélique avait drogué Cornélius, Tentant braillard, afin qu'il se tînt tranquille, et avait confié un flacon de la potion à sa mère. Les deux captives redressaient la tête et marchaient vaillamment afin de suivre le pas souple et rapide des Indiens et de ne pas s'attirer leur mécontentement. On vit le petit groupe s'enfoncer, disparaître à travers la forêt verdâtre, comme au sein d'un élément trouble, spongieux, liquide...
Chapitre 2
À mesure qu'on avançait dans la saison, les Indiens arrivaient de partout pour la traite. Ils entraient sans ambages, jetaient leurs fourrures sur la table, et s'installaient tout de go sur les lits avec leurs calumets et leurs mocassins boueux. Ils réclamaient de l'eau-de-feu et touchaient à tout. C'était le désespoir de Mme Jonas.
La fièvre de la fourrure gagnait les plus indifférents. Peyrac répétait qu'il ne voulait pas de ce commerce et que les bénéfices qu'on en tirerait seraient vite un leurre. Il savait aussi que pour les Français de la Nouvelle-France il y avait deux choses sacrées : la croix et le monopole du castor, et il trouvait inutile de s'attirer l'inimitié du gouvernement de Québec par un commerce dont il n'avait pas besoin. Mais il était difficile de se tenir tout à fait à l'écart de la traite. C'était à la fois la maladie du pays et du printemps. Elle secouait les gens comme une fièvre saisonnière.