Et l'hiver s'était écoulé. Et ils étaient tous là. Chacun des habitants de Wapassou avait prouvé sa valeur, même les enfants, même les femmes ! Ils avaient été fidèles à eux-mêmes et à celui qui leur avait posé la gageure de survivre. Et maintenant la victoire était là. Car, trente hommes, c'est la Puissance en ce Nouveau Monde, où la plupart des fortins ne peuvent s'honorer que de la présence de cinq ou six soldats. Quelle nation désormais pourrait prévaloir contre le fort du lac d'Argent ?... Demain les mercenaires se mettront à l'ouvrage, abattront des arbres et les remparts inexpugnables s'élèveront. Ils avaient gagné.
Cette Amérique où ils avaient débarqué, trompeuse car elle paraissait déserte, à tout prendre qu'avait-elle à leur opposer ? Six mille Canadiens au Nord, deux cent mille Anglais au Sud, s'échelonnant le long des rivages et de l'embouchure des grands fleuves, à l'ouest deux cent mille Iroquois pro-anglais, et à peu près autant d'Abénakis, Algonquins, Hurons, à l'est, pro-Français. Peu de chose en vérité car le pays était immense et tout ce monde blanc ou rouge divisé en querelles perpétuelles et débilitantes.
C'est pourquoi soixante personnes résolues étaient une force imbattable car l'esprit dominait tout. Les Canadiens de Nouvelle-France le prouvaient déjà, eux pourtant trente fois moins nombreux, qui réussissaient à terroriser toute l'Amérique septentrionale, jusqu'à New York, et peut-être bientôt jusqu'à la mer de Chine.
Aujourd'hui Joffrey de Peyrac avait gagné sa liberté et son indépendance. Et quand la Tune se leva on recommença à festoyer. Les Indiens avaient reçu leur part et se joignirent au tapage. Au cœur de la nuit, on ripaillait, on buvait encore, et l'on chantait, et l'on dansait au son de la guitare de Cantor et du violon endiablé d'un Irlandais nouveau venu. Et, s'élevant du campement des Indiens, les battements des tambours et des grelots de tortues scandaient les farandoles, les bourrées et les tarentelles que dansait Enrico Enzi en jonglant avec des poignards.
Les trois femmes de Wapassou ne pouvaient se plaindre de manquer de cavaliers. Angélique et Elvire essayèrent, en cette soirée, tous les pas des provinces de France, et Mme Jonas elle-même dut y aller de son rigodon. Les falaises renvoyaient des échos surprenants de rires et de refrains, de musique et d'applaudissements, et la lune voyageait doucement au-dessus des Trois Lacs. Un peu après minuit, Angélique rentra dans le poste. Son mari l'y faisait appeler. Elle le trouva dans leur chambre devant une sorte de sac de cuir ouvragé, apporté avec les bagages de la troupe, et qui, en s'ouvrant, révéla une très belle robe de satin bleu clair, à la collerette de filigrane d'argent. Il l'avait fait venir de Gouldsboro, ainsi que pour lui un costume de velours vert et toutes ses garnitures.
Angélique revêtit la toilette presque avec timidité.
Lorsqu'ils parurent tous deux au seuil du poste sur le promontoire, une immense acclamation s'éleva de la prairie où les hommes et les Indiens étaient rassemblés. Et dans ce cri vibraient la fierté, le contentement, l'exaltation de la réussite et aussi l'amour de bien des cœurs, pour ce couple qui se tenait là, tourné vers leurs compagnons avec un sourire qui les récompensait de tout...
Au clair de lune, la robe d'Angélique semblait d'argent et ses cheveux épandus d'or pâle.
– Mâtin, dit l'un des Français qui avait fait amitié avec Jacques Vignot, tu parles d'une princesse ! Si jamais je m'étais douté que vous aviez ça ici !...
– C'est pas une princesse, fit le charpentier en le regardant avec mépris, c'est une reine !...
Il tourna les yeux vers Angélique qui venait au-devant d'eux, la main posé sur le poing de Joffrey de Peyrac.
– Notre reine ! marmonna-t-il. La reine du lac d'Argent !
Chapitre 3
Cette nuit-là, dans les bras de Joffrey de Peyrac, elle goûta l'amour avec un sentiment de gaieté et de légèreté qu'il lui semblait ne pas avoir éprouvé depuis sa jeunesse. Peyrac devinait à l'éclat du sourire d'Angélique qu'elle était libérée des tensions qui trop longtemps avaient contraint la spontanéité de ses élans. Leur joie était neuve. Des chants d'oiseaux commençaient à sourdre sous la ramée. L'ombre pâlissait. Au bord des lacs, il y avait encore des mouvements de flammes, quelques feux autour desquels on fumait le calumet. Les bruits de la forêt et des eaux entraient par la petite fenêtre. Le creux du lit rustique accueillait leurs transports. Ce lit avait été la barque qui les avait menés de l'autre côté de l'hiver. Elle y avait dormi si proche de lui que parfois elle percevait son souffle sur sa joue, que le parfum de sa peau la poursuivait en rêve, qu'au matin elle n'avait qu'à entrouvrir les lèvres pour sentir le doux attouchement de sa langue contre la sienne. Gestes, imperceptibles, chaleur, tendresse. Sa guérison était née de ce sommeil d'amants.
Aujourd'hui, ils avaient retrouvé le fil d'Ariane et renoué le dialogue interrompu quinze années auparavant par les feux de l'Inquisition et l'ostracisme du roi de France.
*****
Le lendemain seulement, Joffrey de Peyrac lut la lettre. Elle avait été écrite par maître Berne. Le marchand rochelais donnait des nouvelles de la colonie de Gouldsboro et de la façon dont elle avait passé l'hiver. Dans l'ensemble, tout allait bien, mais, récemment, des ennuis leur avaient été suscités par un écumeur de mer connu sous le nom de Barbe d'or et qui piratait dans la Baie Française. Pourchassé par les uns et les autres, il s'était réfugié dans les îles Gouldsboro, et c'était lui qui avait enlevé – le diable savait pourquoi – le nommé Curt Ritz qui venait de débarquer au port avec ses hommes.
Malgré cet incident fâcheux, Manigault et Berne avaient cependant encouragé les recrues, arrivées de Nouvelle-Angleterre avec un des petits navires du comte, à continuer leur route comme prévu, jusqu'au Haut Kennebec, car M. de Peyrac pouvait avoir besoin de leur renfort. Mais ils souhaitaient tous deux voir arriver M. de Peyrac afin de régler cette question du pirate et diverses autres.
Berne avait ajouté un post-scriptum : sa femme, Abigaël, se portait bien, mais attendait un enfant pour l'été. Elle était un peu effrayée par cet événement et elle souhaitait beaucoup avoir Mme de Peyrac à ses côtés lorsque l'heure serait venue. Si Mme de Peyrac pouvait accompagner son époux dans son inspection à Gouldsboro, tous en seraient fort heureux... Le comte resta assez longtemps pensif. « Que signifie tout cela ? » se disait-il. Il pensait à l'enlèvement étrange de l'Allemand Ritz. Bien que des visites de pirates fussent dans l'ordinaire de la vie du rivage, il trouvait à cet enlèvement quelque chose d'insolite. Il s'entretint avec Marcel Antine sur les conditions dans lesquelles s'était passé cet enlèvement. C'était mystérieux. Curt Ritz était allé faire quelques pas sur la grève un soir, puis des Indiens étaient venus l'avertir qu'ils avaient vu les matelots du bateau de Barbe d'or se jeter sur lui, après l'avoir assommé, et l'emmener dans leur chaloupe.
Joffrey de Peyrac avertit qu'il allait partir pour Gouldsboro. Soudain la vie familière de Wapassou fut bouleversée. Peyrac ne semblait pas envisager de se séparer d'Angélique ; et celle-ci ne voyait pas très bien comment elle trouverait le moyen de s'éloigner pour au moins deux bons mois. Elle aurait tant souhaité assister à la construction du nouveau fort. Et puis, n'était-ce pas imprudent de laisser une pareille troupe derrière soi ?... Elle avait aussi à ranger et à entreposer tous les vivres amenés par le fleuve puis, à dos d'homme, jusqu'à la mine. Et toutes les cueillettes à faire pour les remèdes, les confitures... En revanche, elle était tentée aussi à la pensée de revoir Gouldsboro, ses amis... De parler avec Abigaël, d'embrasser Séverine et Laurier, et le petit Charles-Henri, enfin de revoir la mer, manger des huîtres et des homards...