La nuit les environnait maintenant, dure et claire quoique sans lune. Le ciel avait des luminosités orientales. Il semblait constellé d'étoiles. Si petites là-haut, elles plongeaient dans l'eau frissonnante du lac de tremblants reflets qui ressemblaient à des chapelets de perles. Angélique secoua la tête avec humilité.
– Moi aussi, j'ai été captive, fit-elle, mais il me semble que je n'ai pas du tout appris la patience comme vous dites. Au contraire, je tremble sans cesse... je ne supporte plus la contrainte. Quant à me passer de votre amour...
Joffrey de Peyrac éclata de rire.
– Vous ! Vous êtes différente, ma bien-aimée, de tous ! D'une autre essence. Vous êtes une source vive qui jaillit avec force pour rafraîchir la terre et l'en chanter... Patience, ma source, un jour vous cheminerez par des vallées plus tranquilles, pour les enchanter de votre charme et de votre beauté... Patience, je capterai votre folie, je veillerai jalousement sur elle de peur qu'elle ne s'égare ou ne se perde... Je commence à vous connaître... On ne peut vous laisser seule bien longtemps. Pour ces quelques jours de séparation, à dormir loin de moi, vous voilà déjà à battre la campagne. Mais le toit de l'habitation est achevé, et j'ai pressé les charpentiers de clouer un grand et beau lit pour notre repos à tous deux. Bien tôt, je vous reprendrai dans mes bras. Et tout ira mieux, n'est-ce pas ?...
Le lendemain, ils emménagèrent dans le fort.
Chapitre 5
Le lit ! Angélique le regardait presque avec crainte, le premier soir où ils pénétrèrent, son mari et elle, dans l'espèce de trou, au plafond bas, qui serait désormais leur chambre. Le lit paraissait l'emplir tout entier. Il était vaste et solide, en poutres de noyer sombre, écorcé, équarri, avec un aspect royal dans sa rusticité. Couvert de fourrures, c était la couche d'un prince viking.
Une odeur fraîche, aromatique s'exhalait du bois encore à vif. On apercevait en rosé, sur la fibre foncée, le façonnage du tranchant des hachettes.
Devant ce meuble, extrait de la forêt dont il apportait toute la poésie et la saveur, devant ce lit offert, qui parlait de repos bienfaisant et de nuits amoureuses, Angélique se sentit troublée et déconcertée... Et elle le contemplait, se tenant debout à son chevet et se mordant les lèvres. Une nouvelle phase de sa vie s'ouvrait à elle. Celle à laquelle elle avait tant rêvé. Mais au moment de l'aborder, elle reculait, prête à fuir comme une biche farouche. Cette vie qui commençait, c'était celle qu'elle devait passer, jour après jour, nuit après nuit, aux côtés de son époux parce qu'elle était sa femme. Or, en vérité, elle n'avait plus l'habitude. Elle avait été toujours une errante de l'amour. Et même en ces derniers temps, depuis le jour encore récent, trois mois à peine, où, sur le Gouldsboro, il l'avait reconquise, leur existence mouvementée et voyageuse ne leur avait guère permis d'être autre chose que des amants de passage, sous des toits de fortune.
Et même jadis, à Toulouse, s'ils avaient parfois dormi côte à côte, ils n'en avaient pas moins eu leurs appartements séparés, somptueux et vastes, où, suivant l'humeur de chacun, ils pouvaient se retirer ou se recevoir.
Ici, il n'y aurait que ce refuge étroit, cette paillasse de mousse et de lichens, un seul refuge pour tous deux, où leurs corps s'étendraient proches, enlacés dans l'amour et le sommeil, soir après soir, nuit après nuit.
Pour tous deux, c'était nouveau.
Angélique s'apercevait que pour la première fois elle allait commencer à vivre une vraie vie conjugale...
Et sa perplexité se lisait sur ses traits tandis que Peyrac la regardait en souriant du coin de l'œil, en retirant sans hâte son justaucorps, devant le feu. Lui, le pirate des mers et des océans, le grand seigneur des palais orientaux, plus qu'elle encore vagabond choisissant ses plaisirs au hasard de ses caprices et de ses richesses, il avait voulu qu'il en soit ainsi : être seul avec elle en cette seule chambre, dans ce seul lit. Un besoin jaloux de sa présence, de s'assurer de sa capture, de ne plus la laisser en rien s'évader de lui, désormais.
Plus qu'Angélique, en homme d'expérience qui s'est beaucoup penché sur la nature humaine et féminine, il était conscient de la fragilité de ce qui les unissait aujourd'hui : un mariage ancien, la pérennité d'un sentiment qui s'était nourri de souvenirs et entre eux ce gouffre de la presque totalité d'une existence vécue loin l'un de l'autre. Le lien le plus sûr qui demeurait du désastre passé n'était-ce pas, à tout prendre, leur attirance charnelle ? Sur ces braises incandescentes, il fallait souffler, et il avait attendu avec impatience ce moment de la sentir toute à lui, aux yeux de tous, et d'afficher, par la cohabitation commune, cette possession et ses droits. S'il voulait la reconquérir, il devait la garder près de lui, dans une étroite dépendance. Mais il devinait quelque peu les sentiments complexes qui agitaient Angélique. Il vint à elle, et lui récita les vers d'Homère.
– ...« Pourquoi cette méfiance, femme ?... Certes les dieux n'ont pas voulu que nous connaissions ensemble les jours de la jeunesse, mais non plus que nous ne vinssions au seuil de la vieillesse... Nous pouvons nous reconnaître encore... Le lit que j'ai bâti de mes mains, crois-tu que je n'en sache pas le secret ? Seuls toi et moi le partageons, nous qui y avons dormi ensemble... »
Ainsi parlait Ulysse retrouvant après un long voyage Pénélope aux bras blancs...
Le comte de Peyrac pencha sur Angélique son grand torse nu et brun. Il l'enlaça avec force et, caressant son front rétif, il lui murmura tout bas des paroles rassurantes comme aux premiers temps de leurs amours.
Chapitre 6
Tout au long de l'arrière-automne, l'âpre terre américaine avait paru signer un pacte avec les audacieux de Wapassou. Elle voulait leur accorder, à eux, qui avaient sacrifié tout ce qu'ils possédaient, un sursis salvateur. Quand l'hiver vint, ils étaient prêts. Il vint après cette rémission clémente. La neige se mit à tomber. Elle tomba pendant plusieurs jours, sans un seul instant d'interruption. Le monde devint aveugle et sourd, étouffé de draperies blanches, épaisses, qui l'enveloppaient comme d'un linceul. Arbres, terre et cieux disparurent. Il n'y eut plus qu'une seule réalité. La neige silencieuse, son lent mouvement diluvien que ne dérangeait aucun souffle. Et elle s'amoncelait, recouvrant la terre endormie.
On s'enferma donc dans le poste pour y vivre les longs jours annoncés où chaleur et nourriture deviendraient les deux préoccupations essentielles. Peyrac y ajoutait un troisième élément, non moins indispensable, estimait-il, au maintien vital : le travail. Le souterrain de la galerie-tunnel, partant de la salle principale, permettait de gagner les ateliers. Personne ne chômerait, nul n'aurait le temps de sentir peser sur lui l'étreinte blanche de l'hiver : il n'y aurait que bien trop de travail pour tous. Pour les femmes, c'était simple. Nourriture et chaleur : tels étaient leurs mots d'ordre. Personne n'avait eu besoin de le leur imposer et elles avaient su se répartir la besogne avec diligence. C'était encore une des facultés d'Angélique.