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– Réjouissez-vous, mesdames et messieurs. Vous avez assisté au spectacle le plus époustouflant qu'on ait vu jusqu'à ce jour : M. le marquis du Plessis-Bellière dans son numéro de grand dompteur. Vous avez frémi, messieurs. Vous avez tremblé, mesdames. Vous auriez souhaité être louves pour avoir à vous plier sous la férule d'une si belle main. Et maintenant les fauves sont repus, les dieux sont satisfaits. Il ne reste plus rien du cerf qui ce matin bramait glorieusement au fond des bois. Venez, mesdames et messieurs. Allons danser !...

Chapitre 5

On ne dansa point car la musique du roi, dont ses vingt-quatre violons, n'était pas encore parvenue de St-Germain. Mais tout autour du grand salon du rez-de-chaussée des gaillards aux poitrines larges soufflaient dans des trompettes. Ces fanfares martiales étaient destinées à soulever l'émulation des estomacs. Des officiers de la Bouche commençaient à défiler apportant d'innombrables bassins d'argent fin emplis de friandises, de parfums, de fruits. Déjà sur quatre grandes tables enjuponnées de nappes damassées, on avait dressé des plats, les uns abrités de cloches de vermeil ou d'or, les autres maintenus au chaud sur des coupes de métal remplies de braise ; d'autres encore étalaient à la convoitise des regards ; perdreaux en gelée, faisans en macédoine, rôts de chevreuil, pigeons à la cardinal, cassolettes de riz au jambon. Au centre de chaque table il y avait un grand plat de fruits d'automne autour desquels étaient huit porte-assiettes garnis de figues et de melons. Angélique qui apportait un œil professionnel aux choses gastronomiques dénombra huit entrées dans les intervalles des rôtis et quantités de salades dans les vides. Elle admira la beauté du linge, parfumé à l'eau de nèfle, l'art des serviettes pliées en toutes sortes de formes. Et il ne s'agissait que d'une « simple » collation !

Le roi s'y assis seul avec la reine, Madame et Monsieur. Le prince de Condé voulut à toute force les servir la serviette à l'épaule, ce qui mit M. de Bouillon, le grand chambellan chargé de ces fonctions, hors de lui : Il n'osa pas trop manifester étant donné la haute parenté du prince.

À part cet incident tout le monde se pourlécha de bon cœur. Les couvercles soulevés révélaient quatre hures de sanglier, énormes et noires, nageant dans un ragoût de truffes vertes et dégageant une odeur divine, des coqs de bruyère avec toutes leurs plumes rouges et bleues, des lièvres farcis de dragées au fenouil, et tant de potages qu'on ne pouvait les goûter tous. On leur préférait les vins rouges agréablement choisis parmi des crus mineurs mais bien corsés, et qu'on venait de tiédir dans les jarres en y plongeant une barre de métal rougie. Angélique se régala d'une caille à la poêle et de quelques salades que le marquis de La Vallière lui passait avec empressement. Elle but un verre de vin de framboise. Le marquis insistait pour qu'elle prît du rossoli, « la liqueur du badinage ». Un page leur porterait deux verres dans l'encoignure d'une fenêtre et l'on badinerait. Elle se déroba. Sa curiosité et sa gourmandise satisfaites, elle songea de nouveau à Mlle de Parajonc assise sur sa borne dans les brouillards marécageux du soir. Dérober pour sa vieille amie les reliefs de la table royale était du dernier commun ; pourtant c'est ce qu'elle fit avec dextérité. Dissimulant dans les larges plis de sa robe un pain sablé d'amandes et deux belles poires elle se glissa hors de la cohue. À peine avait-elle fait quelques pas au-dehors qu'elle fut hélée par Flipot. Il lui apportait son manteau, une lourde cape de satin et velours qu'elle avait laissée tantôt dans le carrosse de Léonide.

– Te voilà donc ! La voiture a pu être réparée ?

– Bernique ! Y a plus rien à en tirer. Quand on a vu que la nuit venait, nous deux le cocher et moi, on a regagné la grand-route et on s'est fait véhiculer jusqu'ici par des tonneliers qui montaient sur Versailles.

– As-tu rencontré Mlle de Parajonc ?

– Par là-bas, fit-il avec un geste vers les bas-fonds obscurs où s'agitaient des lanternes. Elle parlait avec une autre de vos frangines de Paris et j'ai entendu qu'elle lui disait qu'elle pourrait l'emmener dans son carrosse de louage.

– J'en suis bien aise. Pauvre Léonide ! Il faudra que je lui offre un nouvel équipage.

Pour plus de sûreté elle demanda à Flipot de la conduire à travers l'invraisemblable cohue de voitures, de chevaux et de chaises à porteurs jusqu'à l'emplacement où il avait aperçu Mademoiselle de Parajonc. Elle la vit de loin et reconnut dans « l'autre frangine de Paris » la jeune Madame Scarron, cette veuve si pauvre et digne, qui venait souvent à la Cour en solliciteuse, dans l'espoir d'obtenir un jour un emploi ou une charge modeste la tirant enfin de sa perpétuelle misère.

Elles montaient toutes deux dans un carrosse public déjà bondé, occupé surtout par des petites gens dont beaucoup aussi étaient des solliciteurs. Ceux-ci s'en retournaient bredouilles de leur journée versaillaise. Le roi avait fait dire qu'il ne recevrait pas aujourd'hui les placets. Demain, après la messe.

Certains quémandeurs demeuraient sur place, quitte à dormir dans un coin de cour ou dans une écurie du hameau. D'autres, regagnant Paris, prendraient au petit matin le coche d'eau du Bois de Boulogne, puis coupant à travers bois, se retrouveraient, tenaces, dans l'antichambre du roi, leurs suppliques à la main.

La voiture publique s'ébranlait lorsque Angélique l'atteignit et elle ne put se faire voir de ses deux amies. Celles-ci repartaient enchantées de leur journée à la Cour où elles connaissaient tout le monde bien que personne ne les connût. Elles étaient de ces abeilles actives qui gravitent autour de la ruche souveraine et font leur miel du moindre incident passant à leur portée. Elles « savaient » mieux la Cour que bien des femmes qui y étaient admises d'emblée par leur haut lignage, mais manquaient d'expérience, ignorant les arcanes compliquées de l'étiquette, des prérogatives auxquelles donnaient droit le rang mais aussi parfois le favoritisme, la protection du roi ou d'un grand. Elles étaient déjà au courant sans doute de l'affront que M. le prince de Condé avait fait à M. de Bouillon en prenant la serviette pour servir le Roi. M. de Bouillon devait-il en demander réparation ? M. le Prince était-il en droit d'agir du fait de son titre et de son passé glorieux ? La Ville et la Cour allaient en discuter longuement. Léonide de Parajonc trancherait après de longs débats ce cas épineux. Mme Scarron écouterait, réfléchirait, approuverait ou ne dirait rien... Angélique se promit de les visiter sous peu. Elle avait besoin de leurs conseils. Elle mit son manteau sur ses épaules, puis donna le pain et les fruits qu'elle avait apportés au petit laquais.

– C'est rudement beau ici, marquise, chuchota le gamin, les yeux brillants. Avec les tonneliers nous avons débarqué du côté des cuisines. La Bouche du Roi, qu'ils appellent ça. Oui, la Bouche du Bon Dieu qu'on pourrait dire. Le Paradis ça ne peut pas être mieux. Il y fait chaud et il y sent bon. Tant de volailles sur les broches que ça vous donne le tourniquet... Tu marches dans la plume jusqu'aux genoux... Et tous ces cuisiniers qui vous bichonnent leurs sauces avec des manchettes de dentelles jusqu'aux phalanges, l'épée au côté, le grand ruban de je ne sais quoi sur le ventre...

N'était son titre d'invitée du roi, Angélique aurait volontiers suivi son petit domestique pour jouir à son tour du spectacle décrit. En regardant vers l'aile droite du château au rez-de-chaussée duquel étaient installées les cuisines on devinait l'animation pittoresque dans un grand flamboiement de fours et de braseros en plein air qui s'avançaient jusqu'au bord des jardins du Midi.

– J'ai vu Javotte aussi par là, dit Flipot. Elle montait installer les appartements de Mme la Marquise.

– Mes appartements ? fit Angélique surprise.