Angélique, la joue encore brûlante de la gifle assenée par Philippe, ne trouvait pas les histoires de Mme de Montespan extrêmement drôles. Son expression réjouissait visiblement la maligne jeune femme.
– Ne remuez donc pas de sombres idées. Vous tenez votre Philippe par d'autres liens que l'affection conjugale. On dit que vous le laissez puiser sans mesure dans vos coffres de marchande.
À la Cour, Angélique voulait être la marquise du Plessis-Bellière et rien d'autre. L'allusion de Mme de Montespan à ses activités commerciales lui fit grincer des dents.
– Et vous, ne vous préoccupez donc pas de savoir si je me laisserai séquestrer ou non, fit-elle, en colère. Il sera bien temps de mesurer alors ce que vous aurez perdu. Si vous étiez une femme intelligente vous m'aideriez plutôt à m'attacher à la Cour, par exemple en m'indiquant une charge vacante que je pourrais acquérir. Athénaïs leva les bras au ciel.
– Ma pauvre petite, qu'imaginez-vous ! Une charge vacante à la Cour ? Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Tout le monde est à l'affût, et même à prix d'or on ne peut guère se pourvoir.
– Vous avez pourtant bien acquis celle de fille d'honneur de la reine.
– Le Roi m'a désignée lui-même. Souvent je l'avais fait rire lorsqu'il venait chez Mlle de La Vallière. Sa Majesté a pensé que je distrairais la reine. Le roi a beaucoup d'attentions pour sa femme. Il tenait tellement à ma présence près d'elle, qu'il a eu la délicatesse de payer le surplus d'une charge que j'aurais été bien en peine d'acquitter. Mais il faut des protections – et c'en est une que celle du Roi ! – Voyons un peu par qui vous pourriez passer ? Ou bien vous pourriez créer quelque chose à votre usage et présenter la requête à Sa Majesté. Votre proposition sera examinée par le Conseil d'En Haut. Si vous parvenez à la faire enregistrer au Parlement vous êtes en place.
– Cela m'a l'air bien difficile et compliqué. Que voulez-vous dire exactement par créer quelque chose à mon usage ?
– Eh bien, je ne sais pas, moi... Il suffit d'avoir un peu d'imagination... Tenez, voici un exemple récent. Je sais que le sieur du Lac, maître d'hôtel du marquis de La Vallière, s'est associé avec Collin, valet de chambre de la duchesse, pour demander la grâce de percevoir deux sols par arpent sur tous les terrains vagues compris entre la commune de Meudon, vers Saint-Cloud et le hameau de Chagny, situé près de Versailles. L'idée est géniale car avec le choix que le roi a fait de ce pays, on va acheter beaucoup de terres par là. Et que comprend-t-on au juste par terrains vagues ? Le placet étant recommandé par Mlle de La Vallière le Roi a immédiatement souscrit. Il ne lui refuse jamais rien. Le Parlement n'a pu qu'enregistrer. Ces deux petits messieurs nantis d'un tel privilège risquent de se retrouver un beau jour tout gonflés d'écus... C'est d'ailleurs un tort de notre favorite de faire la part si belle à la valetaille !
« Elle ne sait pas dire non. Le roi commence à être gêné de cette nuée de solliciteurs dont elle l'accable. Le premier en tête est son frère le marquis : un véritable génie dans l'art de la requête. Vous pourriez le consulter avec profit. Il vous conseillera d'autant plus volontiers que j'ai cru m'apercevoir que vous ne lui étiez pas indifférente...
« En attendant je peux vous présenter à la reine. Vous lui parlerez. Il se peut que vous reteniez son attention.
– Faites cela, dit Angélique avec élan. Et je vous promets que je trouverai dans mes coffres de marchande de quoi apaiser votre maître-sellier.
La marquise de Montespan était ravie et ne le cacha pas.
– Entendu. Vous êtes un ange... Vous seriez un archange si vous pouviez me procurer par-dessus le marché un perroquet. Oui, un de ces grands oiseaux des îles dont vous faites commerce... Vous savez, avec des plumes rouges et vertes... Oh ! J'en rêve.
Chapitre 6
À l'aube Mme de Montespan bâilla et s'étira. Elle avait continué à bavarder avec Angélique à bâtons rompus, l'inconfort de la pièce ne leur permettant guère de s'étendre pour se reposer un peu.
Le marmiton ronflait, appuyé contre la cheminée. Mme d'Artigny s'était éclipsée. Mme de Rouvre et le jeune homme qui leur avait servi de partenaire au jeu devisaient à voix basse, accroupis côte à côte sur le dallage. Il n'était pas question d'amour mais d'âpre comptabilité. Angélique entendait les mots « charges... vacation... quartiers... surplus ».
Derrière les courtines du grand lit deux corps ensommeillés se retournèrent, bâillèrent aussi, puis il y eut un murmure tendre.
– Je crois que je ferais bien de descendre aux étages, dit Athénaïs. La reine va appeler ses dames d'honneur. Je veux être là une des premières pour l'accompagner à la messe. Venez-vous ?
– L'heure n'est peut-être pas très propice pour me présenter à Sa Majesté !
– Non. J'attendrai plutôt votre retour de la chapelle. Vous vous tiendrez sur le passage. Mais il faut que je vous montre auparavant les bons endroits pour que vous puissiez en toutes circonstances voir Leurs Majestés et, si possible, en être vue. C'est un art difficile. Descendez avec moi. Je vous indiquerai aussi un petit cabinet des bains attenant aux appartements de la reine, dont les filles d'honneur peuvent disposer pour se rejoindre et se recoiffer. Avez-vous d'autres toilettes que votre justaucorps de chasse ?
– Oui, dans un coffre. Mais il faut que je mette la main sur mon petit laquais afin de l'envoyer chercher cela chez mon mari.
– Mettez quelque chose de simple pour le matin. Le Roi après la messe recevra les solliciteurs puis ira travailler avec ses ministres. Ce soir, par contre je crois qu'il y aura comédie et petit ballet. Vous pourrez sortir vos plus beaux bijoux. Maintenant, venez.
*****
Hors de la pièce il faisait glacial et humide. Mme de Montespan descendit les escaliers sans souci des courants d'air qui soufflaient sur ses belles épaules nues.
– Vous n'avez pas froid ? demanda Angélique.
La marquise eut un geste insouciant. Elle avait l'endurance des courtisans habitués à supporter les pires incommodités, le froid comme la chaleur, dans des salles ouvertes à tous les vents ou au contraire étouffantes sous les flammes des milliers de chandelles, la fatigue des longues stations debout, des nuits blanches, le poids des robes surchargées de dorures et de bijoux.
Une complexion robuste, l'agitation et surtout la bonne chère tenaient chaud à ces mondaines, héroïques sans le savoir et ravie de leurs supplices. Angélique avait conservé la frilosité des mal-nourris. Elle ne pouvait guère se passer de manteaux. Elle en avait chez elle toute une collection. De très beaux. Celui qu'elle portait était en carrelets alternés de velours et de satin, d'un bleu-vert assorti à ses yeux. La capuche s'ornait d'une dentelle de Venise qu'elle pouvait rabattre sur son visage quand elle désirait ne pas être reconnue.
Madame de Montespan la quitta à l'entrée de la Salle des Festins. À part les sentinelles suisses en faction, immobiles comme des statues avec leurs hallebardes et leurs fraises empesées, nul ne semblait encore éveillé dans le grand palais. La clarté du jour commençait à peine à fondre l'obscurité des salons. Galeries et vestibules béaient sur les ténèbres comme autant de grottes immenses et fabuleuses où l'on devinait la luisance des ors et des glaces. La plupart des chandelles étaient mortes.