Angélique acquiesça avec résignation, se mettant à admirer la faculté de travail du jeune roi qui, couché disait-on vers 3 heures du matin, s'était trouvé debout pour la messe à 6 heures et était depuis « en affaires » sans désemparer !
Louvois en la quittant s'était dirigé vers un jeune homme habillé à la diable et qui avait l'air un peu déplacé dans l'élégante assemblée. Son visage tanné contrastait avec sa cravate de dentelle et sa perruque, qu'il semblait supporter malaisément. Il rendit un salut sec et confirma :
– Oui, je suis l'envoyé de l'Ile Dauphine.
Puis les deux personnages s'engouffrèrent dans le cabinet du roi, malgré les protestations indignées et véhémentes d'un autre gentilhomme d'allure militaire, qui venait d'arriver.
– Monsieur, le roi m'a convoqué pour cette heure et de toute urgence. Je dois passer en premier !
– Je sais, monsieur le Maréchal, mais je suis militaire aussi et je dois exécuter les ordres du roi qui, apprenant que Monsieur ici présent venait d'arriver, a donné l'ordre de le faire passer avant quiconque.
– J'ai préséance sur tous les maréchaux, et je ne souffrirai pas qu'un vulgaire officier de marine me dame le pion.
– Cet officier est l'invité du roi et il a donc toute préséance, à mon grand regret, monsieur de Turenne.
Turenne, un rude soldat de 52 ans, blêmit, puis se raidit.
– Sa Majesté ne semble guère avoir de considération pour la charge dont elle m'a elle-même gratifié. C'est bon. Elle me reconvoquera quand elle aura un peu plus de temps à consacrer aux vieux serviteurs – et aux gens utiles.
Turenne traversa la foule des courtisans comme s'il passait en revue ses troupes. Ses yeux très noirs fulguraient sous ses épais sourcils grisonnants. Deux jeunes enseignes qui se tenaient en faction à l'une des portes tirèrent aussitôt leurs sabres au clair et l'encadrèrent.
– Oh ! mon Dieu, est-ce qu'on va l'arrêter ? s'exclama Angélique bouleversée.
Le marquis de La Vallière, qui se retrouvait comme par hasard à ses côtés, éclata de rire.
– Qu'êtes-vous donc, chère amie, pour prêter à notre souverain d'aussi noirs desseins ? On dirait que vous n'avez jamais quitté votre province, pardi. Arrêter monsieur le maréchal ! Et pourquoi donc, grands dieux ?
– Ne vient-il pas de prononcer des paroles insultantes contre le roi ?
– Baste ! M. de Turenne a son franc-parler comme tous les militaires. Lorsqu'il est victime d'un passe-droit il enrage. En quoi il n'a pas tort. Et c'est fort juste qu'il ait le privilège de posséder une garde particulière de cavalerie et deux enseignes qui doivent l'accompagner sabre au clair partout où il tient son quartier, même chez le roi.
– S'il a des privilèges aussi importants, pourquoi se fâche-t-il pour peu de chose ? Le marquis se raidit.
– Je partage moi-même un peu l'irritation de notre maréchal. Comme chef suprême de l'armée il doit passer le premier partout. L'armée est le premier corps du royaume.
– Avant la noblesse ? demanda-t-elle taquine.
Le sourire dédaigneux du jeune La Vallière s'accentua :
– Votre question est d'une petite-bourgeoise. Dois-je vous rappeler que l'armée c'est la noblesse et que la noblesse c'est l'armée ? Quels sont ceux qui reçoivent l'obligation de payer l'impôt du sang, dans le royaume ? Les nobles ! Dès mon plus jeune âge, mon père m'a enseigné que je devais porter l'épée et que cette épée et ma vie étaient au service du roi.
– Vous n'avez pas besoin de me faire la leçon, dit Angélique, qui avait rougi. Mes origines sont au moins aussi nobles que les vôtres, Monsieur de La Vallière. Vous pouvez vous renseigner. Et de plus je suis l'épouse d'un maréchal de France.
– Nous n'allons pas nous brouiller pour si peu, dit le marquis en éclatant de rire. Vous êtes un peu naïve mais charmante. Je crois que nous serons d'excellents amis. Si vous m'avez vu prendre la mouche, c'est que nous trouvons à la Cour que mon royal « beau-frère » fait la part un peu trop belle aux bourgeois et aux gens du commun. Ainsi, faire passer avant M. de Turenne un navigateur mal dégrossi...
– Ce navigateur rapportait peut-être des nouvelles intéressant particulièrement Sa Majesté en ce moment ?
Une main se posant sur son épaule la fit tressaillir. Elle vit devant elle un personnage vêtu de sombre, et que tout d'abord, malgré ses efforts de mémoire elle ne parvint pas à situer. Une voix rauque, basse et cependant pleine d'autorité et d'intransigeance, retentit à ses oreilles :
– Précisément, madame, il faut que vous m'accordiez sur-le-champ un entretien urgent à ce sujet.
– Quel sujet, monsieur ? fit Angélique, troublée.
La Vallière, tout à l'heure fier gentilhomme, multipliait les révérences.
– Monsieur le ministre, je vous supplie de rappeler à Sa Majesté ma très humble supplique, concernant mon indication de la vacation de la succession du Vice-bailli de Chartres. Vous savez que ce grand bandit vient d'être condamné à avoir le col tranché.
L'austère personnage lui jeta un regard sans aménité.
– Hum-m... nous verrons, grommela-t-il.
Angélique venait de reconnaître en lui M. Colbert, le nouveau surintendant des Finances et membre du Conseil d'En Haut.
Colbert laissa le courtisan courbé et entraîna d'une poigne sans réplique Mme du Plessis dans un recoin de la galerie, au-dehors.
Entre-temps Colbert avait fait signe à un commis qui le suivait et il attira à lui le contenu d'un grand sac de velours noir dans lequel il y avait une masse de dossiers. Il en tira un feuillet jaune.
– Madame, vous savez, je pense, que je ne suis ni courtisan, ni un noble, mais un marchand drapier. Or, depuis les affaires que nous avons traitées ensemble j'ai appris que vous étiez, quoique noble, dans le commerce... C'est en somme à un membre des corporations marchandes que je m'adresse en votre personne, pour vous demander un conseil...
Il cherchait à donner un ton badin à ses paroles, mais il n'avait pas la manière. Angélique fut outrée. Quand donc, ces gens-là cesseraient-ils de lui jeter son chocolat à la tête ? Elle pinça les lèvres. Mais en regardant Colbert, elle s'avisa qu'il avait le front mouillé de sueur malgré le froid. Sa perruque était un peu de travers et il avait certainement bousculé son barbier ce matin.
La prévention de la jeune femme tomba. Allait-elle faire la pimbêche ? Elle dit très posément :
– J'ai en effet des affaires de commerce, mais de bien peu d'importance auprès de celles que vous traitez, monsieur le ministre. De quelle façon puis-je vous être utile ?
– Je ne sais encore, madame. Voyez vous-même. J'ai trouvé votre nom comme propriétaire à part entière sur une liste de la Compagnie des Indes Orientales. Ce qui a retenu mon attention, c'est que je n'ignore pas que vous faites partie de la noblesse. Votre cas est donc particulier et comme on m'a dit depuis que vos affaires étaient prospères, j'ai pensé que vous pourriez m'éclairer sur certains détails qui m'échappent au sujet de cette compagnie...
– Monsieur le ministre, vous savez comme moi que cette compagnie, de même que celle des Cent Associés qui la doublait et dont j'avais aussi cinq actions, travaillait au commerce des Amériques, qui aujourd'hui toutes ne valent plus un sol !
– Je ne vous parle pas de la valeur des actions, qui en effet ne sont plus cotées, mais de vos profits réels que vous avez pourtant dû tirer de ce commerce où d'autres perdaient de l'argent.
– Mon seul profit réel a été celui de m'instruire sur ce qu'il ne fallait pas faire et j'ai payé très cher cette leçon. Car ces affaires étaient gérées par des voleurs. Ils comptaient sur des gains miraculeux, alors que ces affaires qui se passent en pays lointains sont surtout le fruit du travail.