Le visage creusé de rides dues à l'insomnie de M. Colbert s'éclaira d'une sorte de sourire qui gagnait ses yeux sans détendre les lèvres.
– Ce que vous me révélez serait-il donc en quelque manière ma propre devise : « Le travail peut tout » ?
– ...« et c'est la volonté qui donne le plaisir à tout ce qu'on doit faire », récita Angélique d'une traite et en levant un doigt, « et c'est l'application qui donne la joie. »
Le sourire éclaira complètement le visage ingrat du ministre, au point de le rendre avenant.
– Vous connaissez même la phrase de mon rapport sur la dite compagnie de navigation lointaine, dit-il avec un étonnement et une précipitation passionnés. Je me demande s'il y en a beaucoup parmi les honorables actionnaires de la compagnie qui se sont donné la peine de lire ma phrase.
– J'étais intéressée de savoir ce que pensait du sujet le pouvoir que vous représentez. L'affaire en elle-même était viable et logique.
– Mais alors, vous croyez qu'une telle entreprise peut et doit marcher ? redemanda le ministre vivement.
Mais aussitôt il se calma et c'est d'un ton neutre et monocorde qu'il énuméra les avoirs secrets de Mme du Plessis-Bellière, alias Mme Morens :
– Part entière sur le vaisseau « le Saint-Jean-Baptiste » de 600 tonneaux, équipé pour la course avec 12 canons et en marchand et qui vous rapporte du cacao, du poivre, des épices et du bois précieux de la Martinique et de Saint-Domingue...
– C'est exact, confirma Angélique. Il fallait bien faire marcher mon commerce de chocolaterie.
– Vous y avez mis le corsaire Guinan, comme commandant ?
– En effet.
– Vous n'ignoriez pas, quand vous l'avez pris à votre service, qu'il avait appartenu à M. Fouquet, actuellement en prison ? Avez-vous songé, madame, à la gravité d'une telle conduite, ou est-ce Fouquet qui vous avait conseillée ?
– Je n'ai jamais eu l'occasion de parler à M. Fouquet, dit Angélique.
Elle était loin d'être rassurée. Colbert s'était toujours montré un ennemi acharné de Fouquet, et il avait sournoisement tissé la toile dans laquelle celui-ci avait fini par se laisser prendre. Tout ce qui avait trait à l'ancien surintendant menait sur un terrain brûlant.
– Et ce bateau, vous l'envoyez commercer en Amérique. Pourquoi pas aux Indes ? s'enquit brusquement Colbert.
– Aux Indes ? J'y ai songé. Mais un bateau français ne saurait faire cavalier seul, et je n'ai pas les moyens d'en acheter plusieurs.
– Pourtant vers l'Amérique votre « Jean-Baptiste » va son chemin sans histoires ?
– Il n'y a pas à craindre les corsaires barbaresques. Avec ceux-ci un navire seul n'a aucune chance de dépasser le Cap Vert et s'il n'est pas arraisonné à l'aller il le sera au retour.
– Mais comment font donc les navires des Compagnies des Indes Hollandaises et Anglaises, qui sont extrêmement florissantes ?
– Ils vont en groupe. Ce sont de véritables flottes de vingt à trente navires de gros tonnage qui quittent La Haye ou Liverpool. Et il n'y a jamais plus de deux expéditions par an.
– Mais alors pourquoi les Français n'en font-ils pas autant ?
– Monsieur le ministre, si vous ne le savez pas, comment le saurais-je ? Question de caractère peut-être ? Ou d'argent ? Moi seule pouvais-je m'offrir une flotte personnelle ? Il faudrait aussi, pour les navires français, une escale de ravitaillement, coupant en deux la longue route des Indes Orientales.
– À l'Ile Dauphine4, par exemple ?
– À l'Ile Dauphine, oui, mais à condition que ce ne soient pas des militaires et surtout pas les gentilshommes qui aient le commandement suprême dans une telle entreprise.
– Et qui donc alors ?
– Mais simplement ceux qui ont l'habitude d'aborder aux terres nouvelles, de commercer et de compter, je veux dire les marchands, répondit Angélique avec force et soudain elle éclata de rire.
– Madame, nous parlons de choses sérieuses, protesta M. Colbert offusqué.
– Excusez-moi, mais j'imaginais entre autres un gentil seigneur comme le marquis de La Vallière dans le rôle de chef de débarquement chez les sauvages.
– Madame, mettriez-vous en doute le courage de ce gentilhomme ? Je sais qu'il en a donné déjà des preuves au service du roi.
– Ce n'est pas une question de courage. Comment agirait M. le marquis de La Vallière débarquant sur une plage et voyant accourir à lui une nuées de sauvages tout nus ? Il en égorgerait la moitié et transformerait les autres en esclaves.
– Les esclaves représentent une marchandise nécessaire et qui rapporte.
– Je ne le nie pas. Mais lorsqu'il s'agit d'établir des comptoirs et de faire souche dans un pays, la méthode n'est pas bonne. C'est le moins qu'on puisse dire, et qui explique l'échec des expéditions et pourquoi les Français qui demeurent sur place sont massacrés périodiquement.
M. Colbert lui jeta un regard où il y avait de l'admiration.
– Du diable si je m'attendais...
Il gratta son menton mal rasé.
– J'en ai plus appris en dix minutes qu'en plusieurs nuits blanches passées sur ces rapports malheureux.
– Monsieur le ministre, mon avis est sujet à caution. J'écoute les récriminations des marchands et des navigateurs mais...
– Cet écho n'est pas à négliger. Je vous remercie, Madame. Vous m'obligeriez considérablement si vous consentiez à m'attendre encore une demi-heure dans l'antichambre ?
– Je n'en suis plus à une demi-heure près, Monsieur le ministre...
Elle revint dans l'antichambre où le marquis de La Vallière l'informa avec une mauvaise joie que Louvois avait demandé après elle, puis était parti déjeuner. Angélique réprima un mouvement de contrariété. C'était bien sa chance. Elle attendait spécialement cette entrevue avec le jeune ministre de la Guerre pour solliciter sa charge à la Cour et maintenant, par suite de cette rencontre inopinée avec Colbert qui lui avait parlé de commerce maritime, elle avait perdu l'occasion. Or, le temps pressait. Quelle idée saugrenue pouvait germer encore dans le cerveau de Philippe ? Si elle lui résistait trop ouvertement il serait bien capable de la faire enfermer. Les maris avaient une autorité absolue sur leur femme. Il fallait qu'elle s'implante ici avant qu'il ne soit trop tard... Angélique faillit trépigner de rage et son découragement redoubla lorsque des courtisans annoncèrent que Sa Majesté remettait ses audiences au lendemain et que tout le monde pouvait s'en aller.
Au moment où elle s'acheminait vers la sortie le commis de M. Colbert l'aborda :
– Si Madame la marquise veut bien me suivre. On l'attend.
La pièce où l'on venait d'introduire Angélique était de belles dimensions, mais moins spacieuse qu'un des salons. Seul le plafond très haut s'ouvrant sur les nuées bleues et blanches d'un paysage de l'Olympe, lui donnait des proportions intimidantes. Aux deux croisées, de lourds rideaux de soie bleu foncé, brochés de fleurs de lys d'or et d'argent étaient assortis à la même soie qui habillait les fauteuils à grands dossiers et les trois tabourets rangés le long du mur. Les boiseries étaient, comme toutes celles de Versailles, ornées d'élégants travaux de stuc représentant des fruits, des pampres, des guirlandes et brillant de tout l'éclat de l'or neuf soigneusement appliqué sur chaque moulure, feuille à feuille. L'accord entre l'or et le bleu profond conférait à l'ensemble un cachet à la fois grave et somptueux. Angélique jugea cela d'un coup d'œil. C'était une pièce d'homme, créée pour un homme.
M. Colbert était debout, lui. tournant le dos. Dans le fond de la pièce il y avait une table faite d'une seule lourde plaque de marbre noir, soutenue par des pieds de lion en bronze doré. De l'autre côté de la table il y avait le roi.