Elle avait envie de se tourner vers lui et de lui dire :
– Philippe, cessons d'agir comme des enfants boudeurs et hargneux... Il y a en nous, de l'un à l'autre, beaucoup de choses qui nous permettraient de nous entendre et peut-être de nous aimer. Je le sens et je le crois. Tu fus mon grand cousin que j'admirais et dont je rêvais petite fille.
Elle lui jetait des regards furtifs, surprise que son trouble à elle ne se communiquât pas à ce corps magnifique, si viril malgré sa préciosité de mise. Les ragots avaient beau colporter des horreurs sur le compte du marquis du Plessis, il n'était pas un petit Monsieur, ni un chevalier de Lorraine : c'était le dieu Mars, le dieu de la Guerre, dur, implacable et froid comme le marbre.
Derrière le déguisement, où donc se réfugiait la chaleur vivante de cet homme qui semblait dépourvu des réactions élémentaires d'un homme ? Angélique avait la sensation qu'elle n'était pour lui qu'une statue de bois ; c'était très déprimant. Monsieur Molière, dans son enseignement de « l'École des Femmes », n'avait songé
qu'aux hommes comme tous les autres, de ceux qui, bourgeois ou gentilshommes, ragent quand ils sont trompés, se ridiculisent pour une paire de beaux yeux et changent de couleur parce qu'une jolie femme s'appuie un peu trop languissamment contre eux. Mais pour un Philippe du Plessis-Bellière, la psychologie du grand comédien resterait en défaut. Par où l'atteindre ?...
*****
Sur la scène Arnolphe venait de découvrir que non seulement Agnès ne l'aimait pas mais encore n'avait de flamme que pour le blond Horace. Il éclatait en imprécations :
Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmade
Ma main de ce discours ne venge la bravade.
J'enrage quand je vois sa piquante froideur
Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.
Molière était magnifique dans sa fureur bouffonne et pourtant si humaine. On savait le comédien jaloux et torturé par la coquetterie de la trop charmante Béjart. Chose étrange d'aimer et que, pour ces traîtresses,
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
Tout le monde connaît leur imperfection
Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion
Leur esprit est méchant et leur âme fragile
Rien de plus infidèle ; et malgré tout cela
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là !...
– Ha ! Ha ! Ha ! s'exclamaient les spectateurs.
– Les imbéciles ! dit Philippe à mi-voix. Ils rient et pourtant il n'y en a pas un parmi eux qui ne soit prêt à tout faire pour ces « animaux-là ».
– Ils ont du sang dans les veines, eux au moins, riposta Angélique.
– Et de la sottise plein le cœur !
– Ah ! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux... hurlait Arnolphe.
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à l'instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à
bout, Mais un cul de couvent me vengera de tout !...
Le parterre croulait sous les rires.
– La fin me plaît assez, dit Philippe. Qu'en pensez-vous, Madame ?
– Ce Molière est un habile homme, reprit-il un peu plus tard, alors que, la représentation finie, chacun revenait vers la salle de bal en passant par les jardins. Il sait qu'il écrit en premier lieu pour le roi et la Cour. Aussi met-il en scène des bourgeois et des petites gens. Mais comme il peint l'homme éternel chacun se reconnaît quand même sans se sentir atteint.
« Après tout ce Philippe n'est pas si sot », pensa Angélique avec surprise. Il lui avait pris le bras, familiarité qu'elle ne considérait pas sans appréhension.
– Ne craignez donc pas que je vous brûle, dit Philippe. Il est entendu que je ne vous causerai aucun dommage en public. C'est un principe de vénerie. Le dressage doit se mener à huis clos et en tête à tête. Ça, faisons le point de nos affaires, voulez-vous ? Première partie. Vous gagnez la première manche en me contraignant à vous épouser. Je gagne la seconde en vous infligeant une petite correction méritée. La « belle » vous reste, puisque malgré mes interdictions vous vous présentez à Versailles et y êtes reçue. Je m'incline et nous entamons la seconde partie. Je gagne la première manche en vous enlevant, vous gagnez la seconde en vous évadant. Je serais d'ailleurs curieux de savoir comment. Bref, nous en sommes à la « belle ». À qui restera-t-elle cette fois ?
– Le sort en décidera.
– Et la valeur de nos armes. Il se peut que vous soyez encore triomphante. Vos chances sont grandes. Mais attention ! Je veux vous prévenir d'une chose : la fin du tournoi sera pour moi. J'ai la réputation d'être tenace dans mes projets et de m'accrocher à mes positions. Combien pariez-vous qu'un jour vous vous trouverez, par mes soins, au fond d'un couvent de province à filer la quenouille, sans espoir d'en jamais sortir ?
– Combien pariez-vous qu'un jour vous serez follement amoureux de moi ?
Philippe s'immobilisa et respira profondément, comme si cette seule supposition le bouleversait d'indignation.
– Eh bien, parions, puisque vous le proposez, reprit Angélique en riant. Si vous gagnez je vous abandonne toute ma fortune, mon commerce, mes bateaux. Quelle importance pour moi, n'est-ce pas, de posséder tout cela puisque je serai cloîtrée, défigurée, décharnée, devenue idiote sous le poids des tourments ?
– Vous riez, dit-il, en la regardant, vous riez, répéta-t-il, menaçant.
– Que voulez-vous, on ne peut pas toujours pleurer.
Mais des larmes soudaines emplirent ses yeux et comme elle levait la tête pour le regarder il vit à la racine de son cou gracile, sous le collier qu'elle avait loué pour les dissimuler, les meurtrissures qu'elle lui devait.
– Si je gagne, Philippe, murmura-t-elle, je vous demanderai de me donner ce pendentif d'or que votre famille tient depuis les temps lointains des premiers rois et que chaque aîné doit accrocher au cou de sa fiancée. Je ne me souviens plus très bien de la légende qui est attachée à ce collier, mais je sais qu'on racontait dans le pays qu'il avait le pouvoir magique de donner aux femmes de la famille du Plessis-Bellière la vertu de courage. Pour moi vous avez dédaigné la tradition.
– Vous n'en aviez pas besoin, riposta Philippe brusquement.
Et la plantant là, il marcha à grands pas vers le palais. Le lendemain à l'aube toute la Cour, à cheval, dévalait vers la forêt. La chasse fut très réussie. À midi, un cerf splendide couronné de dix cors, s'effondrait sur la mousse.
Le retour pour Saint-Germain fut décidé aussitôt après la curée. Angélique, elle, rentrait sur Paris dans un carrosse prêté par Mme de Montespan. Au moment du départ, elle vit le prince de Condé qui lui adressait de loin des moulinets amicaux avec sa canne. Elle s'en fut lui faire sa révérence.
– Monseigneur, lui dit-elle, la Cour est un lieu bien surprenant. Vous qui avez une grande expérience de ce monde, pourriez-vous me donner des conseils ?
– Mon petit, lui répondit-il, à la Cour vous n'aurez que trois choses à faire : dire du bien de tout le monde, demander tout ce qui vaquera, et vous asseoir où vous pourrez !
Chapitre 9
Angélique retournait de Versailles à Paris en fiacre.