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Le trajet lui parut court tant ses pensées s'entremêlaient dans sa tête. Elle avait du mal à imaginer que trois jours à peine s'étaient écoulés. Toute cette vie nouvelle à la Cour l'intriguait, l'inquiétait, la ravissait aussi. Elle était loin d'en démêler les fils complexes. Le faste et les réjouissances l'avaient moins subjuguée cette fois que la vie bouillonnante de ce monde fermé, réglée comme un ballet et explosive comme un volcan. Le calme de son hôtel de la rue du Beautreillis lui ferait du bien. Elle était pétrie de courbatures, particulièrement aux genoux, conséquence des multiples révérences distribuées. Elle songea que l'état de courtisan devait aider à entretenir la souplesse des muscles jusqu'à un âge avancé. Pour sa part elle manquait encore d'entraînement.

« Un bain chaud, un petit souper, et au lit ! Philippe ne me fera pas enfermer au couvent d'ici demain. Et, qui sait, la semonce du roi le maintiendra peut-être en respect pendant un moment. »

Déjà son optimisme reprenait le dessus. Elle regarda Paris, le trouva bien gris dans le soir à côté des perspectives dorées de Versailles, mais reposant. Le portail donnant sur la grande cour d'entrée de son hôtel était ouvert à deux battants.

« Je vais réprimander vertement le portier de ce désordre », se dit-elle en sautant à terre, profitant de l'arrêt momentané du véhicule de louage devant la loge du suisse. Flipot, dont la vivacité était toujours devancée par celle de sa maîtresse, fit un saut pour venir soutenir la queue de son manteau.

– Pardon, excuse, Marquise, bredouilla-t-il.

Angélique ne le reprit même pas, tellement le spectacle qu'elle voyait l'absorbait.

– Mais c'est une véritable foire de village dans mon propre hôtel, ma parole !

La cour, qu'elle avait laissée particulièrement vide trois jours auparavant, était maintenant encombrée d'un amoncellement de calèches, fiacres de louage, chaises à porteurs et jusqu'à trois carrosses, plutôt modestes il est vrai, mais fort envahissants.

– M'est avis, Marquise, qu'il y a chez vous comme qui dirait une descente de la ville. C'est-y qu'on prend votre turne pour la bonne auberge... sauf vot' respect ?

Mme du Plessis se fraya un passage assez difficile à travers la cohue hétéroclite des cochers et valets de bas étage sans aucun doute car la plupart n'avaient ni livrée ni insignes, et qui maintenant ne reconnaissaient même pas la maîtresse du lieu. L'un d'eux, un rustre au nez rouge et puant le vin, ne lui laissa le passage qu'en maugréant.

– Te presse pas, ma belle, t'arrives trop tôt ! Il y a bien d'autres personnes, plus importantes, qui attendent depuis le matin.

Flipot brailla à l'insolent que c'était la patronne à qui il s'adressait. L'autre se troubla à peine :

– Ne cherche pas à m'épater. La patronne d'ici c'est une grande dame qui est riche à millions et que le roi ne quitte pas d'une semelle à ce qu'il paraît. Elle s'amènerait pas ici dans une vieille guimbarde et juste avec un petit laquais comme toi par-derrière. Moi, qui ne suis qu'au service du premier valet de La Vallière, eh bien ! tout premier valet qu'il est, il est quand même plus rupin que ta marquise. Tiens, pige-moi son carrosse, là dans le coin. Vous n'auriez quand même pas le toupet de prétendre être reçus avant lui ? Non, mais des fois !

Angélique poussa le personnage et passa, poursuivie par les huées de la valetaille et quelques exclamations joviales.

Cachant son inquiétude croissante elle pénétra dans son antichambre, qu'elle trouva archi-bondée de personnes qui lui étaient totalement inconnues.

– Thérèse ! Marion ! appela-t-elle.

Aucun de ses domestiques ne parut. Par contre son exclamation apaisa un peu le brouhaha des « envahisseurs ».

L'un d'eux portant une riche livrée et une multitude de rubans fonça sur elle... pour plonger aussitôt dans une révérence de Cour qu'aucun prince n'eût désavouée.

– Que Mme la marquise excuse l'extrême liberté que je me suis permis de prendre, commença-t-il tout en pâlissant et en cherchant fébrilement quelque chose sous les pans de sa redingote. Ah ! enfin ! soupira-t-il d'aise en extirpant un rouleau de parchemin noué d'un splendide nœud de soie, tout en poursuivant :

« Je suis le sieur Carmin, le premier valet de chambre de La Vallière, et je viens vous remettre une supplique pour le « privilège de location » des carrosses entre Paris et Marseille...

À la vue du papier calligraphié, toute la foule des miséreux endimanchés parut soudain fleurir de rectangles blancs. On eût dit une envolée de mouettes... sauf que les « oiseaux » restaient, eux, bien là.

– Moi aussi, j'ai une supplique : je suis ancien capitaine d'armes de Louis le Treizième. Reconnaissez ma barbe carrée. C'est pour un privilège-location de chaises de spectacles royaux qui comblerait d'aise un des plus vieux serviteurs de la royauté...

Le pauvre vieux tremblotait malgré sa mise martiale et faisait peine à voir. Une grosse vieille dame qui, elle, devait être de bonne noblesse, mais dont le châle rapiécé plusieurs fois trahissait la pauvreté, se jeta à terre aux pieds d'Angélique, en bousculant le vétéran.

– Je suis la baronne de Vaudu, mais pour soutenir mon rang j'ai mille difficultés. Obtenez-moi seulement l'exclusivité du déchargement des charrettes de marée à la porte de Paris et vous ferez le bonheur de mes vieux jours.

Par une réaction nerveuse, Angélique fut saisie d'une envie irrésistible de pouffer. Avec des hoquets dans la voix elle demanda :

– La marée ?... Mais, ma pauvre baronne, je vous vois mal distinguer un hareng d'un maquereau...

La vieille dame se redressa et lui jeta un regard vipérin.

– Fi donc, ma chère marquise ! Ce n'est pas à moi de m'occuper de ces horreurs. Bien entendu je trouverai un vieux Marseillais pour m'affermer au comptant et au viager le privilège que votre faveur auprès de notre tout-puissant souverain, ne manquera pas de m'obtenir. Quelques sols pour chacune des charrettes de poisson qui franchissent la Porte Saint-Denis.

Un petit vieillard à la barbiche rare écarta délibérément, avec une force inattendue, la baronne.

– Madame du Plessis-Bellière, c'est moi que vous devez écouter, je vous en conjure, car je viens pour une découverte scientifique, mais c'est ultra-secret.

– Monsieur, je ne vous connais pas et je n'ai pas à vous connaître. Allez voir M. Colbert : il s'intéresse aux savants.

Un long colosse à l'aspect débonnaire accompagné d'un aimable jeune homme s'interposa :

– Parlons-en de ce drapier grigou ! Il ne connaît rien aux Belles-Lettres, pas plus qu'aux sciences. Madame, au moins ne soyez pas injuste pour Monsieur Perrault et pour moi, car nous nous sommes vus chez Mlle de Lenclos, et aussi chez Mme de Sévigné.

– Ah ! je vous reconnais, Monsieur de La Fontaine, et aussi, je crois, Monsieur Perrault. C'est bien vous, n'est-ce pas, qui êtes intendant aux Bâtiments du roi ?

– Oui, Madame, répondit le jeune homme en rougissant presque.

– Entrez là vous deux, leur dit Angélique. (Elle les poussa dans une des pièces du rez-de-chaussée qui lui servait de cabinet de travail. ) Ouf ! fit-elle une fois qu'elle eut réussi à refermer la porte sur eux.

Elle s'aperçut que le vieillard à barbiche avait profité de l'occasion pour se faufiler, mais n'eut pas le courage d'entamer une discussion pour s'en débarrasser. Quant à M. de La Fontaine elle ne lui avait jamais parlé, mais elle avait vu tant de fois et partout sa longue silhouette vêtue à la diable et sa perruque un peu mitée toujours posée de guingois, que c'était presque une vieille relation. On disait que c'était un garçon de Belles Lettres et qui faisait des vers. On le disait aussi fort rêveur, jusqu'à en oublier pendant trois semaines qu'il était marié. Il amusait Ninon par ses distractions et son esprit. Angélique ne lui accordait pas une sympathie sans restrictions, décelant chez ce pensionné du roi les mille ruses des pique-assiette, qui ne savent vivre que de mendicité déguisée.