– Vous avez fait cela pour m'empêcher de paraître à la chasse du roi !
– Comme vous êtes intelligente !
– Ne savez-vous pas que Sa Majesté ne me pardonnera jamais cette suprême impolitesse, qu'elle va me renvoyer en province ?
– C'est exactement le but que je veux atteindre.
– Oh ! vous êtes un homme... diabolique.
– Vraiment ? Sachez que vous n'êtes pas la première femme qui me fait ce gracieux compliment.
Philippe riait. La colère de sa femme semblait avoir raison de son caractère taciturne.
– Pas si diabolique que cela après tout, reprit-il. Je vous fais enfermer au couvent afin que vous puissiez vous régénérer dans la prière et les macérations. Dieu lui-même ne peut y trouver à redire.
– Et combien de temps devrai-je rester en pénitence ?
– Nous verrons !... nous verrons. Quelques jours pour le moins.
– Philippe, je... Je crois que je vous hais.
Il rit de plus belle, les lèvres retroussées sur ses dents blanches et parfaites dans un rictus cruel.
– Vous réagissez à merveille. Cela vaut la peine de vous contrarier.
– Me contrarier !... Vous appelez ça contrariété ? Effraction !... Enlèvement ! Et quand je pense que c'est vous que j'ai appelé à mon secours quand cette brute a essayé de m'étrangler...
Philippe cessa de rire et fronça les sourcils. Il s'approcha d'elle pour examiner les traces bleues qui marbraient son cou.
– Bigre ! Le pendard y a été un peu fort. Mais je me doute que vous avez dû lui donner du fil à retordre et c'est un garçon qui ne connaît que la consigne. Je lui avais prescrit de mener l'opération avec le plus de discrétion possible afin de ne pas attirer l'attention de vos gens. Il s'est introduit par la porte du fond de votre orangerie. N'empêche, la prochaine fois je lui recommanderai moins de violence.
– Car vous envisagez une « prochaine fois » ?
– Tant que vous ne serez pas matée, oui. Tant que vous redresserez votre front têtu, que vous me répondrez avec insolence, que vous chercherez à me désobéir. Je suis Grand Veneur du roi. J'ai l'habitude de dresser les chiennes féroces. Elles finissent toujours par me lécher les mains.
– J'aimerais mieux mourir, dit Angélique sauvagement. Vous me tuerez plutôt.
– Non. Je préfère vous asservir.
Il plongeait son regard bleu dans le sien et elle finit par détourner les yeux, oppressée. Le duel qui les opposait promettait d'être farouche, mais elle en avait vu d'autres. Elle le brava encore :
– Vous êtes trop ambitieux, je crois, Monsieur. Vous me voyez curieuse de savoir ce que vous envisagez pour parvenir à ce but ?
– Oh ! j'ai le choix des moyens, fit-il avec une moue. Vous enfermer, par exemple. Que diriez-vous de prolonger un peu votre séjour ici ? Ou encore... Je puis vous séparer de vos fils.
– Vous ne feriez pas cela.
– Pourquoi pas ? Je peux aussi vous couper les vivres, vous réduire à la portion congrue, vous contraindre à me quêter votre pain...
– Vous dites des sottises, mon cher. Ma fortune est à moi.
– Ce sont des choses qui s'arrangent. Vous êtes ma femme. Un mari a tous les pouvoirs. Je ne suis pas si sot que je ne trouve un jour le moyen de faire passer votre argent à mon nom.
– Je me défendrai.
– Qui vous écoutera ? Vous aviez eu l'habileté, je le reconnais, de gagner l'indulgence du roi. Mais après votre impair d'aujourd'hui j'ai bien peur qu'il n'y faille plus compter. Sur ce je vous quitte et vous laisse à vos méditations car je ne dois pas manquer le départ de la meute. Je pense que vous n'avez plus rien à me dire ?
– Si, que je vous déteste de toute mon âme !
– Ce n'est rien encore. Un jour vous supplierez la mort de vous délivrer de moi.
– Qu'y gagnerez-vous ?
– Le plaisir de la vengeance. Vous m'avez humilié jusqu'au sang mais moi aussi je vous verrai pleurer, crier grâce, devenir une loque, une malheureuse à moitié folle.
Angélique haussa les épaules.
– Quel tableau ! Pourquoi pas la salle de torture pendant que vous y êtes, le fer rouge sous la plante des pieds, le chevalet, les membres brisés ?...
– Non... Je n'irai pas jusque-là. Il se trouve que j'ai un certain goût pour la beauté de votre corps.
– Vraiment ? On ne s'en douterait guère. Vous le manifestez bien peu.
Philippe, qui se trouvait déjà près de la porte, se détourna, les yeux mi-clos.
– Vous en plaindriez-vous, ma chère ? Quelle heureuse surprise ! Ainsi je vous ai manqué ? Vous trouvez que je n'ai pas assez sacrifié à l'autel de vos charmes ? N'y a-t-il donc pas encore assez d'amants pour y rendre hommages, que vous réclamiez ceux d'un mari ? J'avais pourtant eu l'impression que vous ne vous étiez pas pliée sans désagrément aux obligations de votre nuit de noces, mais je me suis peut-être mépris...
– Laissez-moi, Philippe, dit Angélique qui le regardait avancer avec appréhension.
Elle se sentait nue et désarmée dans sa fine chemise de nuit.
– Plus je vous regarde et moins j'ai envie de vous laisser, dit-il.
Il l'enlaça, la plaqua contre lui. Elle frissonnait et une envie terrible d'éclater en sanglots nerveux lui serrait la gorge.
– Laissez-moi. Oh ! Je vous supplie, laissez-moi.
– J'adore vous entendre supplier.
Il l'enleva comme un fétu de paille et la laissa retomber sur la paillasse monastique.
– Philippe, avez-vous songé que nous sommes dans un couvent ?
– Et après ? Vous imaginez-vous que deux heures de séjour dans ce pieux asile vous font bénéficier du vœu de chasteté ? D'ailleurs, qu'à cela ne tienne. J'ai toujours pris grand plaisir à violer les nonnes.
– Vous êtes le plus ignoble personnage que je connaisse !
– Votre vocabulaire amoureux n'est pas des plus tendres, fit-il en dégrafant son baudrier. Vous gagneriez à fréquenter le salon de la belle Ninon. Trêve de simagrées, Madame. Vous m'avez rappelé, fort heureusement, que j'avais des devoirs à remplir envers vous et je les remplirai.
Angélique ferma les yeux. Elle avait cessé de résister, sachant par expérience ce qu'il pouvait lui en coûter. Passive et dédaigneuse elle subit l'étreinte pénible qu'il lui infligeait comme une punition. Elle n'avait qu'à imiter, songeait-elle, les épouses mal mariées – et Dieu sait qu'elles étaient légion – qui se font une raison, pensent à leurs amants ou disent leur chapelet, en acceptant les hommages du quinquagénaire ventripotent auquel les a liées la volonté d'un père intéressé. Ce n'était pas, évidemment, tout à fait le cas de Philippe. Il n'était ni quinquagénaire ni ventripotent, et c'était elle, Angélique, qui avait voulu l'épouser. Elle pouvait bien s'en mordre les doigts aujourd'hui. C'était trop tard. Elle devait apprendre à connaître le maître qu'elle s'était donné. Une brute, pour qui la femme n'était qu'un objet à travers lequel il poursuivait, sans nuances, la recherche d'un assouvissement physique. Mais c'était une brute solide et souple et dans ses bras il était difficile d'égarer sa pensée ou de dire des patenôtres. Il menait l'aventure au galop, en guerrier que commande le désir et qui a perdu l'habitude, dans les exaltations et les violences des soirs de bataille, de faire la place au sentiment.
Cependant au moment de la lâcher il eut un geste léger, qu'elle crut plus tard avoir rêvé : il posa sa main sur le cou renversé de la jeune femme, à l'endroit où les doigts grossiers du valet avaient laissé leurs marques bleuies et il s'y attarda un instant comme pour une imperceptible caresse.