C'était un cadeau princier. Angélique savait que Mme de Montespan l'apprécierait et à ses yeux, le sacrifice était bien placé. Alors que des imbéciles, sur des indices mal fondés, s'empressaient de voir en elle une future favorite, elle serait presque la seule à faire sa cour dans la bonne direction. Elle ne put s'empêcher de rire à cette pensée que l'humanité était donc stupide !
*****
En attendant, son « affaire de Cour » à elle n'était pas résolue. Et dorénavant il faudrait ajouter aux désagréments de démarches innombrables et stériles, celles qui égareraient dans son antichambre les solliciteurs de tous poils, importuns et mauvais comme des taons en plein mois d'août !
Trois d'entre eux l'attendaient déjà d'un pied ferme lorsqu'elle rentra rue du Beautreillis. Elle vit rouge et faillit les saisir au collet pour les jeter dehors.
– Bonjour Angélique, firent-ils d'une même voix.
La pénombre ne lui avait pas permis de reconnaître sur-le-champ ses trois derniers frères : Denis, Albert et Jean-Marie.
Elle les voyait périodiquement et quand ils avaient besoin de subsides. Denis, qui était devenu un énorme gaillard de vingt-trois ans, servait aux armées, dans le régiment de Touraine. Toute sa maigre solde d'officier était engloutie dans ses dettes de jeu. Il allait jusqu'à vendre son cheval, louer son valet. Albert et Jean-Marie, qui avaient dix-sept et quinze ans, étaient encore pages, l'un chez M. de Saint-Roman l'autre chez le duc de Mazarin. Angélique ne perdit pas son temps à leur demander ce qu'ils voulaient. De l'argent, comme d'habitude. Elle alla à sa cassette et leur compta quelques écus en se dispensant aujourd'hui de leur faire la leçon. Denis et Jean-Marie se retirèrent satisfaits. Mais le jeune Albert la suivit jusque dans sa chambre.
– Maintenant que tu es en bonne place, Angélique, il va falloir que tu m'obtiennes un bénéfice ecclésiastique !
– Combien possèdes-tu pour l'acquérir ?
– Tu m'aideras. J'ai entendu dire que l'abbaye de Nieul allait tomber en vacation. Angélique, qui commençait à dégrafer son corsage devant la psyché, se retourna :
– Tu n'es pas fou ?...
– L'abbaye de Nieul est située sur vos terres du Plessis...
– Point du tout ! C'est un énorme domaine indépendant, une véritable seigneurie. Il y a d'ailleurs plusieurs bénéficiaires qui en dépendent. L'abbé est le principal, mais il doit aussi avoir reçu les ordres et résider.
– Par l'intermédiaire de Raymond notre frère jésuite, je pourrais obtenir des dispenses...
– Tu as reçu un coup d'estoc, ce n'est pas possible, mon pauvre ami ! lui dit sa sœur en le regardant avec mépris.
Elle ne l'aimait guère. Il avait une beauté pâle assez proche de celle de Marie-Agnès, mais elle ne reconnaissait pas dans son long corps dégingandé la robustesse des garçons de Sancé. Elle lui trouvait des manières sournoises qui n'étaient pas dans le genre de la plupart des membres de sa famille. En somme, il ressemblait à Hortense.
– Un petit débauché comme toi, abbé de Nieul ! Tout de même, il y a des limites ! Je sais la vie que tu mènes. Il n'y a pas si longtemps tu te faisais soigner par un empirique du Pont-Neuf pour une maladie de garçon que tu avais attrapée le diable sait où. Tu vois, je suis bien renseignée...
Le jeune page avala sa salive d'un air offusqué.
– Je ne te savais pas si bégueule. Cela te va d'ailleurs fort mal. Tant pis ! Je me passerai de tes services.
Il s'éloigna d'un pas hautain, mais lui jeta avant de refermer la porte :
– J'arriverai quand même à mes fins. J'arrive toujours à obtenir ce que je veux.
En cette dernière boutade, il était bien un Sancé.
L'instant d'après elle ne songeait déjà plus à lui. On venait d'annoncer le sieur Binet, son coiffeur. Elle goûta un moment de détente à se remettre entre les mains de l'homme de l'art et à le voir disposer avec soin ses peignes, ses fers, son petit réchaud de vermeil, ses flacons, ses boîtes d'onguent.
– Les affaires vont-elles, Binet ?
– Elles pourraient aller mieux, Madame.
– Votre esprit inventif se trouve-t-il en défaut pour créer de nouvelles merveilles sur la tête de ces dames et de ces messieurs ?
– Oh ! l'esprit inventif est encore une des denrées dont je dispose le plus facilement et qui me coûte le moins cher. Vous a-t-on parlé de ce baume à la cendre d'abeille que j'ai composé pour fortifier les cheveux rares ? Cela donne beaucoup d'espérance à bien des personnes qui n'ont pas la fortune de posséder une chevelure comme la vôtre, Madame.
D'une main experte il soulevait la masse de boucles soyeuses d'un blond bruni traversé de reflets plus clairs, comme des coulées de soleil.
– J'ai ouï dire que vous aviez eu le plus grand succès à Versailles et que vous aviez retenu longuement l'attention du roi.
– Je l'ai entendu dire aussi, fit Angélique avec un soupir résigné.
– Madame, saviez-vous que ma modeste profession risque d'être atteinte cruellement et que j'ai songé à vous pour une intervention qui nous sauverait peut-être, nous modestes artisans-perruquiers, d'un grave préjudice ?
Sans attendre il lui expliqua qu'un monsieur Du Lac avait sollicité du roi la permission d'établir « un bureau » dans Paris où toutes les perruques seraient apportées pour y être contrôlées et y être apposées d'une marque au-dedans de la coiffe avec défense d'en débiter qu'elles ne soient contrôlées, sous peine de confiscation et de cent livres d'amende. Pour le droit de contrôle, le sieur Du Lac se réservait de percevoir dix sols par perruque.
– La chose est contrariante pour vous, mais il est presque certain que le roi refusera d'y donner suite. Il ne s'occupe pas de telles sottises...
– C'est ce qui vous trompe, Madame. Le sieur Du Lac fait partie de la maison de Mlle de La Vallière, et Sa Majesté accepte tous les placets présentés de sa part. Celui dont je vous parle est déjà à l'étude au Conseil d'En Haut.
– Alors tu n'as qu'à faire présenter un placet contradictoire par les mains de quelqu'un de puissant dans l'entourage du roi.
– Par exemple vous, Madame, s'empressa de dire Binet en sortant immédiatement d'un sac une missive cachetée. Votre bonté ne refusera pas de s'entremettre pour déposer cette juste réclamation entre les mains de Sa Majesté...
Angélique balança un instant sur ce qu'il convenait de faire. Elle tenait à être bien coiffée. Une femme qui sait de quels éléments se compose sa réussite dans le monde, ne contrarie pas son coiffeur alors que s'ouvre la saison des grandes fêtes de l'hiver. Elle prit donc le placet, mais refusa de s'engager. Binet éclata de satisfaction.
– Madame vous pouvez tout, j'en suis convaincu, je vous connais depuis trop longtemps. Vous allez voir, je vais vous parer comme une déesse.
– Ne dépense pas ton génie trop tôt. Je ne t'ai rien promis et je ne sais comment diable je m'y prendrai... Que t'imagines-tu ? Je n'ai aucune place à la Cour, où je n'ai été que deux fois.
Mais l'optimiste Binet lui faisait toute confiance. Il la retint deux heures sous sa dépendance volubile et enthousiaste. Après quoi Angélique ne put s'empêcher de sourire à son miroir.
– J'ai complété ma réclamation d'une requête, expliqua encore Binet avant de la quitter. Je sollicite l'emploi de perruquier près de Sa Majesté.
– Ton ambition tombe mal. Il se trouve que nul dans le royaume n'a moins besoin de tes services que le roi. Il possède une chevelure naturelle qui vaut toutes les perruques du monde et qu'il ne sacrifierait pas sans répugnance.