Elle prit son élan et réussit à s'élever un peu, mais bientôt dut s'arrêter. Ses ongles glissaient sur une surface lisse où elle ne trouvait aucune prise.
Le loup avait sauté en avant. Mais il n'avait réussi qu'à accrocher le bas de sa robe. Retombé il la guettait, rôdant, les yeux injectés de sang. Elle cria encore de toutes ses forces. Son cœur battait si fort qu'elle n'entendait plus d'autres bruits que ses coups sourds et désordonnés. Hâtivement, elle rassembla quelques mots d'une prière.
– Seigneur ! Seigneur ! Ne permettez pas que je meure si bêtement !... Faites quelque chose !...
Un cheval déboucha au grand galop, freina des quatre fers dans un nuage de poudre neigeuse. Son cavalier sauta à terre.
Comme dans un rêve Angélique vit s'avancer le Grand Louvetier, son mari, Philippe du Plessis-Bellière. Ce fut une vision si extraordinaire qu'en une seconde tous les détails lui sautèrent aux yeux.
Philippe était sanglé dans un justaucorps de peau blanche, garni de larges broderies d'argent. La doublure de fourrure au col et aux revers des manches était de la même couleur blonde que sa perruque.
Il s'avançait d'un pas égal, dans ses bottes de cuir blanc galonnées d'argent. En sautant de cheval, il avait arraché ses gants. Ses mains étaient nues. La droite tenait un couteau de chasse effilé, à poignée d'argent.
Le loup s'était retourné vers ce nouvel adversaire. Philippe marchait sur lui sans hâte, mais de façon implacable. Il n'était plus qu'à six pieds du loup lorsque celui-ci bondit, la gueule rouge ouverte sur ses crocs aigus.
D'un geste rapide comme l'éclair le jeune homme lança en avant son bras gauche. Sa main se referma comme une tenaille autour du cou de la bête. De l'autre main, d'un seul coup il lui fendit le ventre de bas en haut. Le fauve se débattait avec des râles horribles, dans un éclaboussement de sang. Enfin sa défense s'effondra. Philippe rejeta de côté le corps pantelant qui s'écroula, tandis que les entrailles se répandaient sur la neige. De toutes parts les piqueurs et les cavaliers envahissaient la clairière. Les valets retenaient la meute délirante autour du cadavre.
– Joli coup, monsieur le maréchal, dit le roi à Philippe.
Dans le désordre, la situation d'Angélique passait encore inaperçue. Elle avait pu se glisser au bas du rocher, essuyer ses mains égratignées, retrouver son chapeau. Un des piqueurs lui ramena son cheval. C'était un vieil homme blanchi sous le harnais de la vénerie et qui avait son franc-parler. Lancé sur les traces de Philippe il avait assisté à la fin du combat.
– Vous nous avez fait une belle peur, madame la marquise ! dit-il. Nous savions que le loup était par là. Et quand on a vu votre cheval revenir les étriers vides et qu'on a entendu votre cri !... Foi de piqueur, Madame, pour la première fois j'ai vu M. le Grand Louvetier devenir pâle comme la mort !
*****
Ce ne fut qu'au hasard de la fête qui suivit qu'Angélique put se retrouver en face de Philippe. Elle avait en vain cherché à le joindre depuis le moment où, dressé dans son justaucorps sanglant, il lui avait jeté un regard furibond avant de remonter à cheval. Nul doute, il avait été sur le point de lui administrer une paire de gifles. Malgré cela, elle estimait qu'une femme qui a eu la vie sauvée par son mari lui doit au moins quelques remerciements.
– Philippe, lui dit-elle dès qu'elle put le saisir entre deux tables du Grand Couvert, je vous suis tellement reconnaissante... Sans vous, c'en était fait de moi.
Le gentilhomme prit le temps de poser sur le plateau d'un valet qui passait le verre qu'il tenait en main puis, prenant le poignet d'Angélique il le lui serra à le briser.
– Quand on ne sait pas suivre une chasse à courre on reste chez soi à faire de la tapisserie, dit-il à voix basse, avec colère. Vous ne cessez de me mettre dans des situations ridicules. Vous n'êtes qu'une paysanne grossière, une marchande sans éducation. Un jour je saurai bien m'arranger pour vous faire chasser de la Cour et me débarrasser de vous !
– Pourquoi n'avoir pas laissé Messire Loup se charger de l'affaire, comme il en mourait d'envie ?
– J'avais à tuer ce loup et votre sort m'importait peu. Ne riez pas, vous m'exaspérez. Vous êtes comme toutes les femmes, qui s'imaginent invincibles et qu'on mourrait pour elles avec joie. Je ne suis pas de cette espèce. Vous apprendrez un jour, si vous ne l'avez pas compris, que moi aussi je suis un loup.
– Je veux en douter, Philippe.
– Je saurai vous le prouver, fit-il avec un sourire froid qui allumait dans son regard l'étincelle des mauvais jours.
Il lui prit la main avec une douceur dont elle ne se méfia pas, pour l'élever jusqu'à ses lèvres.
– Ce que vous avez mis entre nous, Madame, le jour de notre mariage – la haine, la rancœur, la vengeance – ne s'effacera jamais. Tenez-vous-le pour dit.
Il avait contre ses lèvres le fin poignet. Soudain il le mordit cruellement. Il fallut à Angélique toute sa maîtrise mondaine pour ne pas hurler de douleur. En se reculant elle écrasa de son talon le pied de Madame qui se levait de table et qui, elle, cria. Angélique très rouge puis très pâle, balbutia :
– Que Votre Altesse m'excuse !
– Ma chère, vous êtes d'une maladresse...
Philippe renchérit, d'un ton mécontent :
– En effet, prenez garde un peu à vos mouvements, Madame. Le vin ne vous réussit pas.
Ses yeux brillaient d'ironie méchante. Il s'inclina très bas devant la princesse, puis quitta ces dames pour suivre le roi, qui se dirigeait vers les salons. Angélique prit son petit mouchoir de dentelle et l'appliqua sur la morsure. La douleur brutale lui avait porté un coup au cœur. Elle se sentit mal. Le regard brouillé elle se faufila entre les groupes et réussit à gagner un vestibule où il faisait plus frais.
Elle s'assit sur le premier sofa venu, dans un des renfoncements qui encadraient les fenêtres. Avec précaution elle souleva le morceau de linon roulé en boule et vit son poignet bleui ; des gouttes de sang sombre y perlaient. Avec quelle sauvagerie il l'avait mordue ! Et quelle hypocrisie ensuite ! « Prenez garde à vos mouvements, le vin ne vous réussit pas. » On allait répandre le bruit que Mme du Plessis était ivre à bousculer Madame... Une jeune femme incapable de se tenir dans le monde !...
Le marquis de Lauzun qui passait, lui aussi en habit bleu, reconnut la silhouette féminine assise.
– Cette fois je vais vous gronder, dit-il en s'approchant. Encore seule !... Et toujours seule !... À la Cour !... Et belle comme le jour !... Et réfugiée, pour comble de scandale dans ce coin choisi des amoureux, si discret et si bien caché qu'on l'a surnommé le cabinet de Vénus ! Seule !.. Vous êtes un défi aux règles de la bienséance la plus élémentaire pour ne pas dire aux lois de la Nature tout court.
Il s'assit près d'elle, affichant l'expression sévère d'un père en train de tancer sa fille.
– Quelle mouche vous pique, mon enfant ! Quel démon morose vous habite pour vous entraîner à dédaigner les hommages, à fuir la compagnie des galants ! Oubliez-vous que le Ciel vous a fait don des plus grands charmes ?... Voulez-vous faire aux dieux l'insulte... Mais que vois-je ?... Angélique, mon cœur, ce n'est pas sérieux !
La voix changée, il lui prit le menton d'un doigt et la contraignit à relever la tête.
– Vous pleurez ? À cause d'un homme ?...
Elle fit signe que oui avec de petits hoquets convulsifs.
– Alors là, dit Lauzun, ce n'est plus une faute, c'est un crime. Votre tâche essentielle devrait consister à faire pleurer les autres... Mon petit, il n'y a pas un homme ici qui vaille la peine qu'on verse des larmes pour lui... À part moi, bien entendu. Mais je n'ose espérer...
Angélique essaya de sourire. Elle réussit enfin à articuler :