Angélique soupira de nouveau.
Où étaient les houssines amarante brochées d'or et frangées de soie rouge de son équipage particulier ? Elle qui s'était tant réjouie de pouvoir enfin assister à une chasse royale dans les bois de Versailles !
Elle s'était vue parvenant au rendez-vous des invités d'honneur avec son attelage de six chevaux couleur d'ébène, ses trois laquais en leur livrée bleue et jonquille flambant neuve, le cocher et le postillon bottés de cuir rouge avec leurs feutres empanachés de plumes. On chuchoterait :
– À qui est ce somptueux équipage ?
– C'est à la marquise du Plessis-Bellière. Vous savez, celle qui... On ne la voit pas souvent. Son mari la cache. Il est jaloux comme un tigre... Mais il paraît que le roi s'est informé d'elle...
Elle s'était préparée avec le plus grand soin à cette nouvelle journée décisive. Elle était bien résolue à ne plus se laisser écarter. Une fois qu'elle aurait mis un pied à la Cour elle y mettrait les deux et Philippe aurait beau jeu de chercher à l'évincer ! Angélique attirerait les regards par sa beauté, son élégance, son originalité. Elle s'imposerait, s'accrocherait, s'incrusterait comme tous les autres, parasites et ambitieux. Fi de la timidité et de la discrétion !
Mlle de Parajonc pouffa malicieusement derrière son éventail.
– Sans être grande devineresse je pourrais vous dire vos pensées. Je reconnais votre visage de bataille. Quelle forteresse vous préparez-vous à conquérir ? Le Roi lui-même... ou votre mari ?
Angélique haussa les épaules.
– Le Roi ? Il est déjà pourvu et bien gardé. Une femme légitime : la reine, une maîtresse en titre : Mlle de La Vallière, et toutes les autres. Quant à mon mari, pourquoi vous imaginez-vous que je m'intéresserais à une place forte qui s'est déjà rendue ? Est-il congruant – pour employer une de vos expressions – que deux époux une fois le contrat établi continuent à s'intéresser l'un à l'autre ? C'est du dernier bourgeois !
La vieille fille gloussa.
– M'est avis que ce charmant marquis continue cependant à s'intéresser à vous d'une bien curieuse façon !
Elle passa la langue sur ses lèvres sèches avec gourmandise.
– Racontez-moi encore très chère. C'est un des récits les plus amusants que j'aie jamais ouï. Est-ce bien vrai ? Plus un cheval dans vos écuries ce matin, lorsque vous avez voulu prendre la route de Versailles ? Et la moitié de vos laquais disparus. M. du Plessis a dû se montrer généreux envers vos gens... Et vous n'aviez rien soupçonné, rien entendu ?... Vous étiez plus fine mouche dans le temps, ma mie !
Un nouveau choc les secoua. Javotte, la petite chambrière qui se tenait assise en face d'elle sur l'inconfortable strapontin, fut projetée en avant et vint écraser le nœud de toile d'or avec lequel Angélique retenait à sa ceinture sa cravache d'écuyère. Le nœud fut réduit à l'état de chiffon et Angélique dans son énervement gifla la gamine, qui reprit sa place en pleurnichant. Volontiers Angélique eût complété la distribution en appliquant une main énergique sur le visage plâtré de blanc de céruse de Léonide de Parajonc. Elle savait que celle-ci jubilait devant ses déboires. Pourtant c'est à la vieille Précieuse, voisine et semi-confidente de ses peines, qu'elle s'était adressée dans son désarroi lorsque, devant l'inqualifiable tour de Philippe, elle n'avait eu d'autre ressource que d'emprunter un carrosse ami. Mme de Sévigné était aux champs. Ninon de Lenclos l'aurait bien secourue, mais sa réputation de grande courtisane l'écartait de la Cour et son équipage risquait d'être reconnu. Quant aux autres relations parisiennes d'Angélique, ou ces dames étaient, elles aussi, en ce jour à Versailles, ou elles n'y étaient pas, et alors il ne fallait rien espérer de leur jalouse rancœur. Restait Mlle de Parajonc.
Mais Angélique, malade d'impatience, avait dû attendre que la vieille fille, très excitée, eût revêtu ses plus beaux atours d'un grotesque démodé, que la servante eût « délabyrinthé » longuement les cheveux de sa plus belle perruque, qu'on eût dégraissé la livrée du cocher, astiqué le vernis du piètre carrosse.
Enfin on avait pris la route. Et quelle route !...
– Cette route ! Cette route gémit-elle, cherchant une fois de plus à distinguer une clairière parmi le tunnel resserré des gros arbres.
– Rien ne sert de vous morfondre, dit doctoralement Mlle de Parajonc. Vous n'allez réussir qu'à vous gâter le teint. Et ce serait dommage. Cette route est ce qu'elle doit être. C'est au roi qu'il faut vous en prendre puisqu'il lui plaît de nous emmener patauger en de tels lieux. J'ai ouï dire que jadis il ne passait guère par ici que quelques convois de bœufs qu'on amenait de Normandie, d'où le nom de Chemin des Bœufs qu'on nous a indiqué. Notre feu roi Louis XIII y venait chasser, mais il ne lui serait pas venu à l'idée d'y entraîner toute la fine fleur de sa Cour. Louis le Chaste était un homme sensé, simple et raisonnable.
Elle fut interrompue par un craquement, suivi de secousses incoercibles. Le carrosse se pencha de côté, puis quelque chose racla fortement les pierres du chemin, et enfin une roue se détacha tandis que les trois voyageuses étaient précipitées l'une sur l'autre.
Angélique se trouvait tout au fond, du côté de la roue brisée et elle pensait avec désespoir à son bel habit d'amazone qui supportait le double poids de Mlle de Parajonc et de Javotte. Elle n'osait pourtant pas trop bouger pour se dégager, car la vitre s'était brisée contre le sol et il ne manquerait plus qu'elle se coupât et s'inondât de sang !
L'autre portière s'ouvrit et le petit laquais Flipot pencha vers elle son visage futé.
– Pas trop de mal, Marquise ? haleta-t-il.
Angélique n'était pas en état de le rappeler à un langage plus correct.
– Et la vieille Bastille, elle tient toujours ?
– Elle tient, répondit assez gaîment Léonide, qui n'aimait rien tant que les aventures mouvementées.
– Insolent, passe-moi ta main et aide-moi à sortir de là. Flipot l'agrippa de son mieux. Avec l'aide du cocher qui avait réussi à calmer les deux chevaux et à les dételer, les deux femmes et la petite servante se retrouvèrent bientôt debout dans le chemin boueux.
On s'en tirait sans même une égratignure.
La situation n'en restait pas moins piteuse et désespérante. Angélique renonçait à éclater en imprécations. La colère n'eût servi à rien. Tout était perdu ! Non seulement elle n'arriverait pas à rejoindre aujourd'hui la chasse royale, mais JAMAIS elle ne pourrait retourner à la Cour ! Le roi n'excuserait pas cette nouvelle abstention. Devrait-elle lui écrire ou se jeter à ses pieds, essayer de faire intervenir Mme de Montespan ou le duc de Lauzun ? Et que devrait-elle invoquer comme motif ?... Un accident de carrosse ? Après tout, c'était la vérité, mais qui aurait malheureusement un accent de mauvais prétexte. N'invoquait-on pas toujours un accident de carrosse en cas de retard embarrassant ? Elle s'assit sur une souche et s'absorba dans des réflexions si amères qu'elle ne remarqua pas l'approche d'une petite troupe de cavaliers.
– Vl'a du monde, dit Flipot à mi-voix.
Il y eut un silence pendant lequel on n'entendit que le clapotement des chevaux qui avançaient au pas. Puis Mlle de Parajonc chuchota :
– Dieu du Ciel, ce sont des bandits ! Nous sommes perdus !
Chapitre 3
Angélique releva la tête. Dans la pénombre du chemin creux les nouveaux venus n'avaient pas, en effet, fort bonne mine. C'étaient de grands hommes maigres au teint basané, aux yeux sombres, portant ces moustaches et barbiches noires qui se démodaient depuis quelques années et qu'on avait perdu l'habitude de rencontrer en Ile-de-France. Ils étaient vêtus d'une sorte d'uniforme d'un bleu passé, avec des broderies déteintes ou arrachées. Les plumes de leurs feutres délavés étaient maigres. Certaines casaques, loqueteuses. Pourtant presque tous portaient l'épée. En tête deux gaillards soutenaient des bannières richement décorées bien que fort déchirées et trouées. Des bannières qui sans aucun doute avaient connu le vent chaud des combats.