– Je dois repartir, fit-il tout à coup avec sa brusquerie coutumière. Voilà assez de temps consacré aux affaires du cœur. Puis-je voir mon fils ?
Angélique fit appeler la nourrice qui arriva, tenant sur un bras le petit Charles-Henri, dressé dans ses robes de velours blanc comme un faucon sur le poing du chasseur. Avec ses boucles blondes s'échappant de son béguin de perles, son teint rose et ses grands yeux bleus, c'était un enfant superbe.
Philippe le prit dans ses bras, le fit sauter en l'air et le secoua en tous sens, mais ne put lui arracher un sourire.
– Jamais je n'ai vu un bébé aussi grave, expliqua Angélique. Il regarde chacun d'un air intimidant. Cela ne l'empêche pas de faire toutes sortes de bêtises, maintenant qu'il commence à marcher... On l'a trouvé tournant le rouet de la chambrière, la laine était tout emmêlée...
Philippe s'approcha d'elle et lui tendit l'enfant.
– Je vous le laisse. Je vous le confie. Gardez-le bien.
– Celui-ci est le fils que vous m'avez donné, Philippe. Il m'est cher.
Penchée à la fenêtre, avec sa belle poupée entre les bras, elle le regarda sauter sur son cheval, dans l'ombre de la cour, puis disparaître. Philippe était venu. Il avait recréé autour de sa douleur amère un bonheur vivant. Il était le dernier dont elle eût attendu réconfort. Mais la vie est fertile en surprises. Et elle s'émerveillait de songer que ce soldat intraitable qui avait mis à feu et à sang des villes entières eût galopé quatre jours dans la pluie et le vent parce qu'il entendait en son cœur l'écho de ses sanglots.
Chapitre 10
Versailles, en l'absence du roi et de la Cour, était plus que jamais livré aux architectes, aux ouvriers et aux artistes. Angélique s'étant frayé passage parmi les échafaudages et les gravats, finit par découvrir son frère Gontran, occupé à décorer un petit cabinet donnant sur le parterre du Midi. On aménageait là un appartement sans désignation précise, où l'on avait dû dépenser à profusion le marbre et l'or et tout ce qu'il y avait de plus précieux, pour faire de ces lieux un séjour enchanteur. Mme de Montespan étant venue à plusieurs reprises suivre la marche des travaux on comprenait que ces appartements étaient, jusqu'à nouvel ordre, réservés à la favorite.
Angélique jeta un regard distrait à toutes ces merveilles, aux moulures en trois ors représentant des roseaux et des herbes entrelacés parmi lesquels le peintre plaçait de ravissantes miniatures aux tonalités bleues et rosés. Elle demanda à son frère s'il pouvait un jour prochain venir chez elle, faire les portraits de Florimond et du petit Charles-Henri. Elle n'avait aucun portrait de Cantor et le cuisant regret qu'elle en éprouvait la poussait à fixer sur la toile les traits de ceux qui étaient encore vivants. Pourquoi n'y avait-elle pas songé plus tôt ? Gontran grommela que ce n'était pas facile.
– Je te paierai bien.
– La question n'est pas là, ma fille ! Je t'en ferai cadeau à l'occasion. Mais où trouver le temps de m'échapper ? Depuis que je suis sur Versailles je ne vois ma femme et mes enfants qu'une fois la semaine, le dimanche. Ici on commence à l'aube. On a une demi-heure pour dîner à 10 heures et faire collation à 11, et les chefs de chantier surveillent eux-mêmes qu'on ne dépasse pas plus de cinq minutes pour satisfaire ses besoins. Oh ! ça leur donne du travail aux chefs de chantier, avec tous les gars du marécage qui ont la dysenterie !
– Mais... où dormez-vous ? Où mangez-vous ?
– Il y a des dortoirs par là, fit Gontran avec un geste vague de son pinceau vers la fenêtre, et des gargotes organisées par corporation. Quant à prendre un jour dans la semaine, ou même quelques heures, pas question !
– C'est inadmissible ! Tu es mon frère et je me fais fort d'obtenir l'autorisation de te libérer un peu... à condition que tu consentes à bénéficier d'un passe-droit, tête de bourrin !
L'artiste haussa les épaules.
– Agis à ta guise. Le caprice des grandes dames est sacré. Je ferai ce qu'on me dira. Tout ce que je demande c'est qu'on ne prenne pas prétexte de mes absences pour me retirer mon travail et me rejeter à la rue.
– Tu ne seras jamais à la rue, avec moi !
– Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas vivre d'aumônes, ni de faveurs.
– Qu'est-ce que tu veux donc, éternel mécontent !
– Je veux mon droit, c'est tout !
– Ça va, nous n'allons pas recommencer à nous disputer. Est-ce que je peux compter sur toi ?
– Oui...
– Gontran, je voudrais voir ce plafond que tu peignais l'autre jour. Il m'avait paru splendide.
– Je peignais le dieu de la Guerre. Et la guerre est venue au grand galop.
Il posa sa palette et l'accompagna au long de la galerie, jusqu'au salon d'angle qu'on venait d'achever. Il jetait un regard soupçonneux autour de lui.
– J'espère que je ne vais pas recevoir de blâme pour m'être absenté quelques instants. Ta compagnie m'absoudra.
– Gontran, tu exagères. Tu te vois persécuté de partout.
– J'ai appris à redouter les coups.
– Tu devrais plutôt apprendre à les éviter.
– Ce n'est pas facile.
– Moi j'y suis parvenue, dit Angélique avec orgueil. Je suis partie du plus bas et je peux dire sans me vanter que je suis arrivée au plus haut.
– C'est parce que tu as lutté seule et pour toi même. Moi, je ne suis pas seul. Je voudrais entraîner dans mon combat et ma victoire la masse des condamnés, mais c'est un poids énorme à soulever... L'on nous émiette un à un. Et le ferment de la révolte mourra avant d'avoir seulement pu proliférer.
Impressionnée par son ton triste et las, plus encore que par ses paroles, elle ne sut que répondre.
– Vois-tu Raymond parfois ? demanda-t-elle.
– Le Jésuite ? Pfft... Il ne me comprendrait pas. Personne ne peut comprendre. Même pas toi... Tiens, regarde !
Parvenus au centre de la salle ils levèrent les yeux vers les voûtes aux vastes plages multicolores entre leur cloisonnement de stuc doré. Le dieu Mars s'y élançait dans l'apothéose du soleil levant, et la clarté de son corps et de son visage éclatait en contraste avec les longues silhouettes noires des loups qui traînaient son char.
– Oh ! Gontran ! s'exclama Angélique saisie. Oh ! il ressemble à Philippe.
Le peintre eut un sourire nonchalant.
– C'est vrai. Il m'a semblé qu'aucun gentilhomme de la Cour ne pouvait me servir de meilleur modèle. Cette beauté invincible, s'écria-t-il avec une soudaine ardeur, cette perfection du corps et des gestes, quelle jouissance de suivre son passage harmonieux parmi la grandeur de Versailles !
Il rêva un instant. Puis se mit à rire.
– Tu n'as pas besoin de te rengorger comme une dinde. Je ne cherche pas à te flatter parce que c'est ton mari. Tu n'y es pour rien. Tu es belle aussi. Mais lui il est comme hors du temps. Il a cette majesté mélancolique des statues de la Grèce...
– Tu l'as peint de mémoire ?
– La mémoire d'un peintre recrée parfois d'une façon plus vivante encore que la réalité. Si tu veux je ferai aussi le portrait de ton fils Cantor.
Les yeux d'Angélique se remplirent à nouveau de larmes.
– Est-ce possible ? Tu l'as si peu connu ! C'est à peine si tu l'as rencontré une ou deux fois.
– Je crois que je m'en souviendrai.
Il plissa à demi ses paupières pour recomposer une image lointaine.