Il lui désigna Florimond qui assistait le grand Échanson. Quand le roi demandait à boire, le grand Échanson averti par le contrôleur ordinaire allait prendre au buffet un plateau sur lequel étaient préparés une carafe pleine d'eau, une autre pleine de vin et un verre à pied, puis il s'avançait vers le grand chambellan, précédé du petit page qui portait « l'essai ». C'était une tasse d'argent dans laquelle le grand chambellan versait un peu d'eau et de vin. Le chef de l'échansonnerie la buvait. Preuve étant faite ainsi que la boisson du roi n'était pas empoisonnée, on remplissait son verre, tenu pieusement par Florimond. Le petit garçon s'acquittait de ces rites avec une gravité d'enfant de chœur. Le roi lui adressa deux mots, le félicitant de son adresse et Florimond remercia en inclinant sa tête bouclée.
– Votre fils ne vous ressemble pas, avec ses yeux et ses cheveux noirs. Il y a en lui la grâce brune des gens du Sud.
Angélique pâlit et rougit. Son cœur se mit à battre de façon désordonnée. Le roi posa sa main sur la sienne.
– Comme vous êtes émotive ! Quand donc cesserez-vous de craindre ? Vous n'avez pas encore compris que je ne vous ferai aucun mal ?
En se levant, la main qu'il posa sur sa taille pour la faire passer devant lui la troubla plus qu'un geste osé.
Elle revint avec Philippe à travers le camp où les feux des bivouacs mêlaient leurs rougeoiements au halo doré des chandelles qu'on allumait sous les tentes des princes et des officiers.
Celle du maréchal du Plessis était de satin jaune rebrodée d'or. Une merveille d'élégance guerrière qui abritait deux fauteuils de bois précieux, une table basse à la turque, des coussins de lamé d'or pour s'asseoir. Le sol était recouvert de tapis somptueux, et une sorte de divan également garni de tapisserie conférait à l'ensemble un luxe oriental. Un luxe qui avait été plus d'une fois reproché au beau marquis. Le roi en campagne n'était pas si bien logé que lui, mais le cœur d'Angélique s'attendrit, ému par une soudaine révélation. Ne fallait-il pas plus de force d'âme, d'intransigeante volonté, pour charger l'ennemi en col de dentelle et pour paraître, au soir d'une bataille, les doigts bagués, la moustache parfumée, les bottes étincelantes, que pour accepter la sueur, la crasse et les poux comme les inévitables compagnons des campagnes militaires ?
Philippe dégrafa son baudrier. La Violette entra, suivi d'un adolescent qui était en service près du maréchal. Ils disposèrent une collation de fruits, de vins et de gâteaux sur la table. Le valet s'approcha de son maître pour l'aider à se dévêtir, mais celui-ci d'un geste impatient le renvoya.
– Dois-je faire appeler vos femmes ? demanda-t-il à Angélique.
– Je ne crois pas que ce soit nécessaire.
Elle avait laissé les demoiselles Gilandon et Javotte à la garde de l'aubergiste, n'amenant que la Thérèse, qui était une fille peu farouche. Après avoir aidé sa maîtresse à revêtir ses atours, elle avait d'ailleurs disparu et il serait vain sans doute de partir à sa recherche.
– Vous m'aiderez, Philippe, dit Angélique avec un sourire. Je crois que j'ai encore bien des choses à vous apprendre dans ce domaine.
Elle s'approcha de lui pour poser sa tête d'un geste câlin sur son épaule.
– Content de me revoir ?
– Hélas ! oui.
– Pourquoi hélas ?
– Vous prenez trop de pouvoir sur ma pensée. Je fais connaissance avec les tourments inconnus de la jalousie.
– Pourquoi vous tourmenter ? Je vous aime.
Il posa son front sans répondre sur son épaule. Dans la pénombre Angélique revoyait les yeux brûlants du roi.
Au-dehors un soldat se mit à jouer sur son fifre une ritournelle mélancolique. Angélique frissonna. Il faudrait s'en aller, quitter Versailles et ses fêtes, ne plus voir le roi.
– Philippe, dit-elle, quand reviendrez-vous ? Quand apprendrons-nous à vivre ensemble ?
Il l'écarta pour la regarder avec ironie.
– Vivre ensemble, répéta-t-il, est-ce une chose compatible avec l'état de maréchal des armées du roi et de grande dame à la Cour ?
– Mais je voudrais quitter la Cour et me retirer au Plessis.
– Voilà bien l'engeance ! Il fut un temps où je vous priais à grands cris de retourner au Plessis et vous vous seriez fait plutôt hacher menu que de m'obéir. Et maintenant il est trop tard !
– Que voulez-vous dire ?
– Vous possédez des charges importantes. Le roi vous a accordé l'une d'elles gracieusement. Vous en démettre le mécontenterait fort.
– C'est à cause du roi que je veux m'éloigner, Philippe, le roi...
Elle leva les yeux et lui vit un regard figé, comme s'il se fût subitement éloigné d'elle.
– Le roi, répéta-t-elle avec anxiété.
Elle n'osa pas aller plus avant et machinalement commença à se dévêtir. Philippe paraissait plongé dans une rêverie lointaine.
« Avec ce que le roi lui a dit ce soir, il comprendra, songea-t-elle... S'il n'a pas compris déjà... depuis longtemps... Bien avant moi peut-être ? »...
Il s'approcha cependant de la couche où la jeune femme s'était agenouillée tandis qu'elle dénouait ses cheveux et il ne repoussa pas les deux bras qu'elle levait vers lui pour les nouer à ses épaules.
Les mains du jeune homme cherchèrent les formes souples du beau corps qu'elle offrait, nu, sous une étoffe légère. Il caressa la taille cambrée, le dos moelleux au sillon tiède et revint aux seins épanouis, un peu lourds depuis sa dernière maternité mais qui demeuraient fermes et tendus.
– Morceau de roi, en effet, dit-il.
– Philippe ! Philippe !
Ils restèrent un long moment silencieux et comme frappés d'une crainte indicible. Quelqu'un héla au-dehors :
– Monsieur le Maréchal ! Monsieur le Maréchal !
Philippe alla au seuil de la tente.
– On vient d'arrêter un espion, expliqua l'envoyé. Sa Majesté vous réclame.
– N'y allez pas, Philippe, supplia Angélique.
– J'aurais belle mine de ne pas me rendre à l'appel du roi, protesta-t-il en riant. À la guerre comme à la guerre, ma jolie. Je me dois d'abord aux ennemis de Sa Majesté.
Penché sur un miroir, il lissa sa moustache blonde et remit son épée.
– Qu'était-ce donc ce refrain que chantait votre fils Cantor ?... Ah ! Oui.
Adieu mon cœur ! Adieu ma vie
Adieu mon espérance
Puisqu'il nous faut servir le roi
Séparons-nous d'ensemble.
Elle l'attendit en vain cette nuit-là dans la tente rebrodée d'or et finit par s'endormir sur l'épais divan couvert de soieries. Lorsqu'elle s'éveilla la clarté du jour, irradiée à travers les parois de satin jaune, répandit une intense lumière qui lui fit penser que le soleil brillait vif. Mais en sortant elle vit un matin brumeux et triste dont les nuages gris se reflétaient dans de larges flaques. Il avait plu. Le camp boueux était quasi désert. On entendait un appel de la diane dans le lointain, et le bruit incessant de la canonnade. Sur son ordre, Malbrant-coup-d'épée lui amena son cheval de selle. Un militaire lui indiqua le chemin du plateau.
– De là-haut, Madame, vous pourrez suivre les opérations.
Elle y trouva M. de Salnove, qui avait disposé ses troupes sur le rebord de la falaise. À droite, se profilant sur le ciel nuageux où commençait d'émerger un timide soleil, un moulin à vent tournait lentement ses ailes.
En s'approchant Angélique découvrit le panorama déjà familier de la bourgade assiégée avec sa ceinture de remparts rassemblant ses toits d'ardoises, ses clochers pointus et ses tours gothiques. Une jolie rivière lui faisait une écharpe blanche. Les batteries françaises étaient rangées en amont de la vallée ; l'on pouvait apercevoir trois haies de canons protégeant les formations d'infanterie dont les casques et les hautes piques accrochaient avec mille étincelles la lumière du soleil. Une estafette lancée au grand galop traversait la plaine. Un groupe chatoyant allait et venait à l'avant-garde des lignes. M. de Salnove le désigna à Angélique du bout de sa cravache.