Salnove la prit et selon le cérémonial reçut à son tour des mains du roi la gaule au pied de sanglier qu'il lui avait remise au départ.
La chasse était terminée. Cependant le roi demanda d'un ton sec :
– Salnove, les chiens sont-ils las ?
Le vieux marquis souffla encore pour reprendre haleine. Son épuisement n'était pas feint. Tous ceux qui avaient participé activement à la chasse : courtisans, piqueurs et valets, étaient fourbus.
– Les chiens ? fit Salnove avec un haussement d'épaules. Oui, pas mal, comme cela.
– Et les chevaux ?
– Je crois bien.
– Et tout cela pour deux cerfs sans cors, dit le roi avec humeur.
Il jeta un regard autour de lui sur la foule amassée. Angélique eut l'impression que ce regard impavide où l'on ne pouvait rien lire, l'avait effleurée et reconnue. Elle se recula un peu.
– C'est bon, dit le roi, nous chasserons mercredi.
Il y eut un silence contraint et comme atterré. Certaines dames se demandaient avec effroi comment elles feraient pour se remettre en selle le surlendemain. Le roi répéta un peu plus haut :
– Nous chasserons après-demain, entendez-vous Salnove ? Et cette fois nous voulons un dix-cors.
– Oui, Sire, j'entends du premier mot, répondit le vieux marquis.
Il salua très bas, puis s'écarta ; mais en disant assez haut pour être entendu des invités de la chasse :
– Ce qui me pique c'est que j'entends toujours demander si les chiens et les chevaux sont las et jamais les hommes...
– Monsieur de Salnove ! le rappela Louis XIV.
Et lorsque le Grand Veneur fut à nouveau devant lui :
– Sachez que chez moi les hommes de chasse ne sont jamais fatigués... Du moins c'est ce que j'entends, moi.
Salnove s'inclina derechef.
Le roi se remit en marche, entraînant derrière lui la foule bigarrée des courtisans, qui n'avaient plus d'autre ressource que de redresser vaillamment l'échine. En passant devant Angélique, le roi marqua un temps d'arrêt. Son regard lourd et impénétrable la fixait et pourtant ne semblait pas la voir. Angélique ne baissa pas la tête. Elle se disait qu'elle avait toujours bravé sa peur et que ce n'était pas aujourd'hui qu'elle allait perdre contenance. Elle regarda le roi, puis lui sourit avec naturel. Le souverain tressaillit comme s'il avait été piqué par une abeille, et ses joues se colorèrent.
– Mais... n'est-ce pas Mme du Plessis-Bellière ? demanda-t-il avec hauteur.
– Votre Majesté a la bonté de se souvenir de moi ?
– Certes, et beaucoup plus que vous ne semblez vous souvenir de nous, répondit Louis XIV en prenant son entourage à témoin d'une telle inconscience et d'une telle ingratitude. Votre santé est-elle enfin rétablie, Madame ?
– Je remercie Votre Majesté, mais ma santé a toujours été fort bonne.
– Alors comment se fait-il que vous ayez par trois fois décliné nos invitations ?
– Sire, pardonnez-moi, mais elles ne m'ont jamais été communiquées.
– Vous m'étonnez, Madame. J'ai moi-même averti M. du Plessis de mon désir de vous voir participer aux fêtes de la Cour. Je doute qu'il ait pu être assez distrait pour l'oublier.
– Sire, mon mari a peut-être jugé que la place d'une jeune femme était en sa demeure à tirer l'aiguille plutôt que d'être détournée de ses austères devoirs par le spectacle des merveilles de la Cour.
D'un même mouvement tous les chapeaux emplumés se tournèrent, avec celui du roi, vers Philippe, qui sur son cheval blanc était la statue même d'une rage impuissante et glacée. Le roi comprit à demi. Il avait de l'esprit, et l'art de tourner avec tact les situations embarrassantes. Il éclata de rire.
– Oh ! Oh ! marquis, est-ce possible ! Votre jalousie est-elle si grande que vous n'hésitez devant aucun moyen pour soustraire à nos yeux le charmant trésor dont vous êtes propriétaire ? C'est pousser trop loin l'esprit d'avarice, croyez-moi. Je pardonne pour cette fois, mais je vous condamne à faire bonne figure aux succès de Mme du Plessis. Quant à vous, Madame, je ne veux pas vous pousser trop loin dans le chemin de l'insoumission conjugale en vous félicitant d'avoir passé outre aux décisions d'un époux par trop autoritaire. Mais votre esprit d'indépendance me plaît. Prenez donc part sans réticence à ce que vous appelez les merveilles de la Cour. Je me porte garant que M. du Plessis ne vous fera pas reproche.
Philippe, le chapeau à bout de bras, s'inclina profondément, d'un mouvement ample presque outré de soumission. Autour d'elle Angélique ne voyait plus que des sourires empressés sur des masques qui, trois secondes plus tôt, ne respiraient qu'une curiosité avide à la déchirer en mille pièces.
– Félicitations ! lui dit Mme de Montespan. Vous avez l'art de vous mettre dans des situations impossibles, mais aussi celui de vous en tirer à merveille. Cela ressemblait aux tours d'adresse des baladins du Pont-Neuf. Au visage du roi j'ai cru que vous alliez avoir toute la meute à vos trousses. L'instant d'après vous faisiez figure de victime audacieuse qui a franchi les mille obstacles et jusqu'aux murs d'une prison pour répondre coûte que coûte à l'invitation de Sa Majesté.
– Vous ne croyez pas si bien dire !
– Oh ! racontez-moi cela.
– Peut-être... un jour.
– Racontez. Ce Philippe est donc tellement épouvantable ? Quel dommage ! Lui si beau...
Angélique détourna la conversation en donnant le galop à son cheval. Par un chemin creux, cavaliers, chiens et valets descendaient le coteau de Fausse-Repose, tandis que les cors sonnaient à l'arrière pour guider les retardataires. Bientôt, dans une éclaircie, apparut le carrefour encombré par les équipages.
À l'orée du bois se tenait la compagnie de militaires loqueteux dont le commandant avait secouru Angélique et Mlle de Parajonc. Lorsque le cortège royal parut, deux joueurs de fifres et de tambourins qui se tenaient en tête commencèrent à jouer une marche militaire. Derrière eux s'ébranlèrent les deux porte-bannières, puis le chef suivi de ses officiers et de leurs petites troupes.
– Grands dieux, dit une voix de femme, quels sont ces épouvantails en loques qui osent ainsi se présenter devant le roi ?
– Remerciez le ciel de n'avoir pas eu affaire aux épouvantails de trop près dans ces dernières années, s'exclama en riant un jeune seigneur au teint vigoureux. Ce sont les révoltés du Languedoc !
Angélique demeura comme frappée par la foudre.
Le nom ! Le nom qu'elle cherchait depuis qu'elle avait distingué dans la pénombre du sous-bois le visage balafré du gentilhomme gascon, lui sautait à l'esprit :
– Andijos !
C'était Bernard d'Andijos, le gentilhomme toulousain, le joyeux pique-assiette du Gai Savoir, toujours promenant sa bedaine satisfaite d'une partie de chansons à une partie de bal. Et c'était lui qui soudain avait galopé à travers le Languedoc, semant le brandon d'une des plus terribles révoltes provinciales du temps !...
Elle revoyait, dans l'aube sale d'un triste matin, cet autre compagnon des jours heureux, le jeune Cerbaland, à demi ivre, tirant son épée et s'écriant :
– Mordious ! Vous ne connaissez pas les Gascons, Madame. Écoutez tous. Je pars en guerre contre le Roi.
Était-il là aussi, Cerbaland, parmi ces fantômes émergés d'un autre temps et qui semblait à Angélique extrêmement lointain, bien que sept années à peine se fussent écoulées depuis la condamnation inique du comte de Peyrac1, qui avait été à l'origine de tous ces troubles ?
– Les révoltés du Languedoc, répétait près d'elle la voix un peu sosotte de la jeune femme. Mais n'est-ce pas dangereux de les laisser approcher du roi ?