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Puis l'inquiétude la reprit. Elle avait vu autour d'elle tant d'arrestations subites et inexplicables. Les gens parfois reparaissaient un peu plus tard le sourire aux lèvres. Tout s'était arrangé. Mais en attendant on avait mis l'embargo sur leurs biens et fouillé dans leurs papiers. Angélique n'avait pas pris la moindre disposition pour la sécurité de son argent.

« C'est une leçon pour moi », se dit-elle. « Si je m'en tire je serai plus prudente et plus secrète dans mes affaires à l'avenir. »

Le carrosse, étant sorti des rues fangeuses de Paris, roulait plus vite sur la route gelée. Les chênes dépouillés de leurs feuilles et couverts de glaçons indiquaient l'approche du bois de Vincennes.

Enfin sur la droite apparut la façade de l'ex-résidence de Fouquet, moins somptuaire que celle de Vaux, mais dont le luxe « indécent » avait été un des chefs d'accusation du fameux financier qui pourrissait désormais au fin fond d'une forteresse du Piémont. Malgré l'hiver et les frimas la cour du château était un véritable chantier. Tout paraissait creusé de sapes et bouleversé. Des poutres et des plaques de plâtre jonchaient le pied des murs dont certains portaient des ouvertures béantes par lesquelles jaillissaient des tronçons de tuyaux de plomb. Angélique dut relever ses jupes pour franchir un fagot de ces tuyaux qui barrait l'entrée. Un contremaître lui tendit la main pour l'aider.

– Pourquoi diable M. Colbert fait-il démolir sa maison ? lui demanda-t-elle.

– M. Colbert compte retirer plusieurs milliers de livres de ces canalisations de plomb, répondit-il.

L'officier s'interposa :

– Madame est au secret.

– Il n'y a pas de secret à parler plomberie, protesta Angélique, qui refusait de prendre l'aventure au sérieux.

Maintenant qu'elle allait pouvoir s'expliquer avec Colbert elle était rassurée.

À l'intérieur le même travail de démolition se poursuivait. Des ouvriers arrachaient du plafond des motifs de stuc et d'albâtre qu'y avait exécutés l'équipe du grand artiste Le Brun. Ce vandalisme écœura Angélique, mais elle se garda d'émettre son opinion. Elle avait d'autres chats à fouetter. Elle devait surtout prendre soin de garder son sang-froid. Très calme et en pleine possession de ses moyens, elle finit par pénétrer dans l'aile du château où le surintendant actuel avait abrité ses services et qui était déjà passée au racloir.

« Le luxe inouï » tant reproché à Fouquet ne s'était borné, semblait-il, qu'à ces revêtements de plâtre doré car, eux partis, il ne restait plus que des murs de briques mal cuites sans aucun rapport avec les constructions de marbre dont on avait tant accusé l'ancien surintendant emprisonné à vie.

Au bout d'un long couloir, Angélique, dans un décor de centre d'accueil pour miséreux, trouva la fleur des grands noms de France qui se pressait sur des banquettes rudimentaires. Saint-Mandé n'en demeurait pas moins l'antichambre du ministre tout-puissant, et tous ceux qui avaient une requête à lui adresser ne craignaient pas d'attendre stoïquement dans les courants d'air.

Angélique aperçut Mme de Choisy, Mme de Gamaches, la belle Écossaise, suivante de la duchesse Henriette, la baronne de Gordon-Huntley, et le jeune La Vallière, qui fit mine de ne pas la voir. Le prince de Condé était assis à côté de M. de Solignac. En reconnaissant Angélique il voulut venir à sa rencontre. M. de Solignac le retint en lui chuchotant quelque chose à l'oreille. M. le Prince discuta. Après un assez long conciliabule il finit par secouer sa manche que retenait Solignac et s'avança courtoisement bien que boitillant, car l'atmosphère n'était pas propice à ses douleurs.

Mais les geôliers d'Angélique s'interposèrent à nouveau.

– Madame est au secret, que Votre Altesse nous excuse.

Et, pour éviter de s'opposer au grand Condé, ils introduisirent la jeune femme dans une plus petite antichambre, malgré les murmures des courtisans qui voyaient qu'on prenait leur tour. Dans l'autre pièce il n'y avait qu'un solliciteur qu'elle n'avait pas vu auparavant à la Cour. C'était un étranger. Elle le regarda à deux fois, se demandant s'il n'était pas persan car il avait le teint fort basané et des yeux noirs étirés vers les tempes qui lui donnaient un cachet asiatique. Mais il était vêtu à l'européenne, autant que le large manteau usé dont il s enveloppait pouvait le laisser deviner. Cependant ses bottes de cuir rouge aux revers garnis d'un gland d'or et l'espèce de toque de feutre ourlé de fourrure d'agneau blanc qui lui servait de couvre-chef trahissaient son origine exotique. Elle vit qu'il portait l'épée. Il se leva et salua très bas la nouvelle venue sans se préoccuper de la voir escortée de deux argousins. Dans un français correct mais qui roulait abondamment les « r » il lui proposa de passer avant lui. Pour rien au monde il n'aurait voulu qu'une aussi « charmante » dame attendît plus de quelques minutes en un aussi triste lieu. Il montrait en parlant une rangée de dents éblouissantes sous une moustache fine, très noire et dont les pointes retombaient légèrement aux commissures des lèvres. Il y avait longtemps qu'en France on ne portait plus d'aussi grandes moustaches que celles-ci, hormis les hommes âgés de la génération du baron de Sancé. En tout cas, Angélique n'en avait jamais vu d'aussi inquiétantes que celles de l'inconnu. Quand il se taisait cela lui donnait un air farouche et barbare. Elle était fascinée par cette moustache. Chaque fois qu'elle le regardait, l'étranger lui dédiait un sourire éclatant et insistait pour qu'elle passât avant lui.

L'officier de police le plus âgé finit par lui dire :

– Madame vous est certainement très obligée, Monseigneur, mais n'oubliez pas que le roi vous attend à Versailles. À votre place je demanderais plutôt à Madame de bien vouloir patienter quelques instants de plus...

L'autre ne parut pas avoir entendu et continua à sourire hardiment en fixant Angélique, qui commençait à en être gênée.

Elle s'étonnait moins du manque d'éducation de l'officier de police que de la déférence qu'il semblait témoigner au solliciteur étranger. Quel qu'il fût, c'était un homme très courtois. Elle essayait d'aiguiser son oreille pour reconnaître si l'interlocuteur actuel du ministre en avait encore pour longtemps.

L'huis du cabinet de travail fermait assez mal, suite aux démolitions et réfections récentes ordonnées par le maître de maison. Le ton des voix se rapprochait et annonçait une proche fin de la visite.

– N'oubliez pas non plus, M. de Gourville, que vous serez le représentant secret du roi de France en Portugal et que noblesse oblige, concluait M. Colbert.

« Gourville », pensa Angélique, « n'était-ce pas l'un des complices du surintendant condamné ? Je le croyais en fuite et même condamné à mort par contumace... »

Un gentilhomme dont le haut du visage était dissimulé par un masque noir apparut sur le seuil, reconduit cordialement par le ministre. Il passa avec un signe de tête. M. Colbert fronça les sourcils. Il hésita un instant entre le Hongrois et la jeune femme, mais comme le premier s'effaçait, le rictus du ministre devint encore plus morose. Il fit signe à Angélique d'entrer et repoussa la porte un peu brusquement au nez des deux convoyeurs. Il s'assit, fit signe à sa visiteuse de prendre un fauteuil et laissa planer un assez lourd silence. En le regardant avec ses sourcils bourrus et son expression glacée, Angélique se souvint que Mme de Sévigné l'appelait « Le Nord ». Elle sourit. M. Colbert sursauta, comme si l'inconscience d'Angélique le dépassait.

– Madame, pouvez-vous me dire pour quelle raison vous avez rendu visite hier à l'ambassadeur de Perse, Son Excellence Bachtiari bey ?