– Qui vous en a informé ?
– Le roi.
Il cueillit sur son bureau un pli qu'il retourna deux ou trois fois entre ses doigts avec ennui.
– J'ai reçu, ce matin, cette demande du roi me priant de vous convoquer au plus tôt pour vous demander des explications.
– Les espions de Sa Majesté vont vite en besogne.
– Ils sont payés pour cela, maugréa Colbert. Eh bien, qu'avez-vous à répondre ? Qui vous a poussée à rendre visite au représentant du Schah de Perse ?
– La curiosité.
Colbert eut un nouveau hoquet.
– Entendons-nous bien, Madame. L'affaire est grave ! Les relations entre ce difficile personnage et la France sont devenues telles que ceux ou celles qui lui rendent visite peuvent être considérés comme faisant le jeu d'un ennemi.
– Ridicule ! Bachtiari bey m'a paru très désireux de saluer le plus grand monarque de l'univers et d'admirer les beautés de Versailles.
– Je croyais qu'il était sur le point de repartir sans même avoir présenté ses lettres de créance...
– Il en serait le premier marri. Il suffirait d'un peu de tact de la part de tous ces paltoquets qu'on a mis à ses chausses, Torcy, Saint-Amon et compagnie...
– Vous parlez bien légèrement, Madame, de diplomates chevronnés. Prétendriez-vous qu'ils ne connaissent pas leur métier ?
– Ils ne connaissent pas les Persans, c'est au moins certain. Bachtiari bey m'a donné l'impression d'un homme... de bonne volonté, sur le plan politique s'entend.
– Alors pourquoi refuse-t-il de se présenter ?
– Parce qu'il estime qu'on le reçoit mal, que se présenter en carrosse avec des gardes aux portières est injurieux pour lui.
– Mais c'est là le cérémonial de réception ordinaire prévu pour tous les ambassadeurs en ce royaume.
– Il n'en veut pas.
– Que veut-il au juste ?
– Traverser Paris à cheval sur une nuée de pétales de roses, devant tous les Parisiens prosternés.
Et comme le ministre demeurait coi :
– En somme, monsieur Colbert, cela dépend de vous.
– De moi ? s'effara-t-il, mais je n'entends rien aux questions d'étiquette.
– Ni moi non plus. Mais j'en sais assez pour me dire qu'il n'est pas d'étiquette qui ne puisse s'assouplir plutôt que de laisser gâcher une alliance favorable au royaume.
– Racontez-moi tout en détail, fit Colbert en s'essuyant le col d'un geste nerveux.
Angélique lui fit un récit rapide de son expédition burlesque, en omettant cependant de parler de la moumie. Colbert écoutait d'un air sombre et sans sourire même au passage du supplice de la roue réclamé par Son Excellence à titre de démonstration.
– Vous a-t-il parlé des clauses secrètes du traité ?
– Nullement. Il a seulement fait allusion à ce que toutes vos manufactures n'obtiendront jamais une soie égale à celle de Perse... et aussi, il a parlé des couvents catholiques.
– Il n'a pas parlé de contrepartie militaire du côté arabe ou moscovite ?
Angélique secoua la tête. Le ministre se plongea dans des réflexions profondes. Après avoir respecté sa méditation un long moment Angélique reprit la parole.
– En somme, conclut-elle gaiement, je vous ai rendu service à vous et au roi.
– Ne parlez pas trop vite. Vous vous êtes montrée follement imprudente et maladroite.
– En quoi donc ? Je n'ai pas signé un engagement à l'armée que je ne puisse rendre visite à qui me plaît sans prendre conseil de mes supérieurs.
– C'est ce qui vous trompe, Madame. Permettez-moi de vous le dire sans ambages. Vous croyez pouvoir avancer librement, alors que plus votre situation est élevée plus vous devez agir avec une prudence minutieuse. Le monde des grands est plein d'embûches. Ainsi il s'en est fallu de peu que vous ne soyez arrêtée...
– Je ne le suis donc plus ?
– Non. Je prends sur moi de ne pas vous retenir jusqu'à ce que j'aie réglé cette affaire avec Sa Majesté. Veuillez cependant vous trouver demain à Versailles, car je crois que le roi voudra vous entendre, après quelques vérifications qui s'imposent. Je m'y rendrai aussi et parlerai à Sa Majesté du projet qui me vient à l'esprit et où vous pourriez nous être utile près de Bachtiari bey.
Il la reconduisit jusqu'à la porte et dit aux policiers interrogatifs :
– Vous pouvez disposer. Mission terminée.
*****
Angélique fut tellement secouée par le contrecoup de cette fin heureuse à sa visite forcée qu'elle s'assit dans l'antichambre, après le départ des officiers de police, indifférente à l'entrée du nouveau solliciteur qui remplaçait l'étranger introduit. Finalement ce fut ce dernier qui, en sortant de son entrevue et la voyant toujours effondrée sur la banquette, lui. proposa avec son fort accent roulant d'aller lui chercher un fiacre de louage. Lui-même n'avait pas d'autre moyen de locomotion pour regagner Paris. Angélique le suivit machinalement, la tête vide. Ce n'est qu'en se revoyant devant son propre carrosse dont le postillon s'avançait qu'elle retrouva ses esprits.
– Excusez-moi, Monsieur. C'est moi au contraire qui veux vous demander de monter dans mon carrosse et me faire le plaisir de revenir avec moi sur Paris. L'étranger jaugea d'un coup d'œil les houssines de drap gris argent soutaché d'argent et la livrée des domestiques. Il eut un sourire apitoyé.
– Pauvre petite, fit-il. Savez-vous que je suis bien plus riche que vous ? Je ne possède rien, mais je suis libre.
« C'est un original », pensa-t-elle, tandis que la voiture s'ébranlait. Elle refaisait avec un soulagement inexprimable le chemin effectué ce matin dans l'incertitude. Maintenant elle voulait bien se l'avouer, elle avait eu très peur. Elle savait que bien des malentendus ne se résolvent pas si facilement. Remise de sa dépression passagère elle fit effort pour soutenir la conversation d'un homme qui avait de l'éducation et s'était montré affable pour elle alors que déjà on la considérait comme une pestiférée.
– Puis-je vous demander votre nom, Monsieur ? Je ne crois pas vous avoir aperçu à la Cour...
– Moi si, l'autre jour quand Sa Majesté vous a fait asseoir et que vous vous êtes avancée si belle, si grave dans votre robe noire, comme un reproche vivant parmi ces beaux oiseaux.
– Un reproche ?
– Je m'exprime mal peut-être. Vous été sortie de la foule tellement différente, tellement autre que j'ai eu envie de hurler : « Pas elle ! Pas elle ! Otez-la de ces lieux ».
– Dieu merci, vous avez retenu vos cris !
– Il le faut bien, soupira l'étranger. Je tâche de me rappeler sans cesse que je suis en France. Les Français n'ont pas les mêmes mouvements spontanés que les autres peuples. Ils raisonnent avec leur tête et non pas avec leur cœur.
– D'où venez-vous ?
– Je suis le prince Rakoczi et mon pays se nomme la Hongrie.
Angélique hocha la tête poliment. Elle se dit qu'à l'occasion elle demanderait à maître Savary, qui avait tant voyagé, où se trouvait la Hongrie. Il lui devait bien ça après tous les ennuis dans lesquels il l'avait entraînée avec sa sacrée « moumie ». Le prince racontait que, de naissance élevée, il avait pourtant abandonné tous ses biens pour se consacrer à son peuple, dont la condition misérable l'avait ému. Il avait fomenté une révolte pour renverser le roi de Hongrie, qui s'était réfugié chez l'empereur d'Allemagne.
« Ce pays se trouve donc en Europe », pensa-t-elle.
– Alors ce fut pendant quelque temps la République en Hongrie. Et puis ce fut la répression. Horrible ! Je fus dénoncé par mes partisans pour une bouchée de pain. Mais je pus fuir et me cacher dans un couvent. Ensuite je passai les frontières, traqué partout, et je suis venu en France, où j'ai trouvé bon accueil.