– Je m'en réjouis pour vous. Où demeurez-vous en France ?
– Nulle part, Madame. Je ne suis qu'un errant comme mes aïeux. J'attends de retourner en Hongrie.
– Mais vous y risquez la mort !
– J'y retournerai quand même lorsque j'aurai obtenu les secours de votre roi pour fomenter une nouvelle révolte des partisans. Je suis un révolutionnaire dans l'âme.
Angélique le regarda avec des yeux ronds. C'était le premier révolutionnaire qu'elle voyait en chair et en os. Plutôt en os. La passion de l'anarchie ne le rendait pas gras. Mais il y avait dans son regard une lumière à la fois mystique et allègre qui arrêtait les paroles apitoyées ou moqueuses. Ce révolutionnaire traqué avait l'air content de son sort.
– Comment pouvez-vous espérer que notre roi va vous donner de l'argent pour vous aider à renverser un autre roi ? Il a au contraire horreur de ces désordres...
– Chez lui, peut-être. Mais chez les autres un révolutionnaire est un pion utile à avancer de temps en temps. Et j'ai bon espoir.
Angélique restait songeuse.
– On dit en effet que Richelieu, jadis, a soutenu Cromwell par l'argent français et c'est lui en somme qui fut responsable de la décapitation du roi Jacques Ier d'Angleterre, cousin du roi de France pourtant.
L'étranger eut un sourire lointain.
– Je ne connais pas l'Angleterre, mais je sais que les Anglais sont retombés sous la domination des branches royales héréditaires. Aucun sang neuf n'est venu rénover le pouvoir. Cette nation n'était pas mûre pour une nouvelle aventure. La France aussi n'est pas prête. Nous les Hongrois, qui recevons l'héritage de plusieurs races libres, nous le sommes.
– Mais chez nous aussi nous sommes libres, protesta Angélique.
Le Hongrois éclata d'un rire tellement hystérique que le cocher ralentit et se retourna. Puis il remit l'attelage au trot en secouant la tête. Madame la marquise était une bonne personne mais elle fréquentait des individus de plus en plus bizarres !
L'étranger se remettait un peu. Enfin il cria :
– Vous appelez être libre que d'entrer entre deux policiers chez le ministre d'un royaume policier ?
– C'était un malentendu, fit Angélique, contrariée. Vous avez vu vous-même que les policiers ne sont pas repartis avec moi.
– Oui. Mais c'est pire encore, ils sont derrière vous. Et jamais vous ne pourrez leur échapper. À moins de travailler avec eux et pour eux. C'est-à-dire vendre votre liberté et votre âme. Si vous voulez échapper à ce destin il faut vous en aller.
La jeune femme commençait à être agacée par ces discours exaltés.
– M'en aller ? Quelle idée ! Je suis arrivée à une situation très enviable et je vous assure je me sens fort bien ici.
– Pas pour longtemps, croyez-moi. Avec la tête que vous avez.
– Ma tête ? Qu'a-t-elle donc de particulier ?
– Vous avez la tête de l'archange vengeur, incorruptible, celui qui tient le glaive de la justice et tranche les liens visqueux des compromissions. Votre regard transperce. Les êtres se sentent à nu devant vous. Il n'y aura pas de prison trop profonde pour éteindre cette lumière là. Prenez garde !
– Il y a un peu de vrai dans ce que vous dites, fit Angélique en secouant la tête avec un sourire mélancolique. Je suis très intransigeante, je le sais. Mais ne craignez rien pour moi. J'ai payé trop cher mes erreurs de jeunesse pour ne pas avoir appris à être prudente.
– Être esclave voulez-vous dire ?
– Vos termes sont excessifs, Monsieur. Si vous tenez à mon opinion, je vous dirai qu'aucun régime n'est parfait sur la terre et que dans tous les pays la condition des miséreux n'est pas enviable. Vous êtes en quelque sorte un apôtre. Les apôtres finissent toujours sur la croix. Très peu pour moi !
– Un apôtre doit être célibataire, ou du moins renoncer à sa famille. Moi au contraire je voudrais en fonder une mais dans la liberté. Je pense à cela depuis que je vous ai aperçue. Soyez ma femme et fuyons ensemble !...
Angélique s'en tira à la façon naturelle des femmes dans un cas épineux : en riant et en changeant de conversation.
– Oh ! voyez donc tous ces gens qui viennent au-devant de nous. Que se passe-t-il ?
Ils étaient rentrés dans Paris et dans une des rues étroites du quartier Saint-Paul un cortège brillant obligeait l'équipage à s'arrêter. Une troupe loqueteuse de pauvres hères, recrutés sans doute pour quelques sols à crier, escortait une section du guet qui venait de faire halte sur une petite place. Ils installèrent au centre une sorte de gibet auquel se balançait un mannequin en paille portant sur la poitrine un grand écriteau blanc. Un sergent du guet, le commissaire quartenier, et un huissier représentaient le côté officiel de la cérémonie. Lorsque le mannequin s'éleva au bout du gibet deux tambours plats firent entendre un roulement prolongé. La foule hurla de plus belle :
– Au feu les prévaricateurs !
– À mort les exploiteurs du peuple !
– Images révolutionnaires, murmura le Hongrois les yeux brillants.
– C'est ce qui vous trompe, Monsieur, dit Angélique, assez contente de lui damer le pion. Ces gens applaudissent précisément à un acte de justice du roi. Il s'agit d'une « exécution en effigie ». On l'applique à des criminels condamnés à mort mais qui ont réussi à fuir à l'étranger.
Elle mit la tête à la portière pour s'informer qui l'on venait de pendre là sous l'aspect d'un mannequin de paille. Un brave bourgeois, très satisfait, lui dit qu'il s'agissait de M. le comte Hérauld de Gourville, receveur des Tailles de Guyenne, convaincu de péculat et de détournements de fonds d'État, ancien complice de Fouquet, dont le procès était venu au jour ces temps derniers. Pas trop tôt ! Qu'on sache un peu que tous ceux qui avaient abusé de la naïveté des contribuables avaient leur tour d'ennuis !... Le carrosse parvint à se dégager et continua sa course. Angélique demeurait songeuse, imitée par son compagnon que ce spectacle avait plongé dans une profonde méditation.
– Pauvre malheureux, soupira-t-il, pauvre victime de la tyrannie, obligé de vivre à jamais loin de sa patrie, où il ne peut revenir sans risquer sa vie... Hélas ! que de proscrits errent ainsi à travers le monde, chassés du lieu de leur naissance par la férule des rois despotes...
– Une férule qu'ils ont méritée sans doute. Mais ne vous attendrissez pas trop sur le sort du sieur Gourville et sur la dureté du roi à son égard. Si je vous disais que je suis persuadée que ce condamné se porte fort bien, se trouve en France et qu'il travaille même dans les services secrets du roi... En bref que c'était lui l'homme masqué que nous avons vu sortir de chez M. Colbert ce matin.
Rakoczi, les yeux brillants, lui saisit le poignet dans sa main nerveuse.
– Vous êtes sûre de ce que vous avancez ?
– À peu près certaine.
Le sourire du Hongrois s'épanouit.
– Voilà pourquoi votre roi me paiera, moi révolutionnaire, pour combattre un autre roi, fit-il avec triomphe. Parce qu'il est ainsi à double face. Il jette en pâture à la foule stupide l'effigie des coupables, et il s'attache en secret leurs services. Il signe la paix avec la Hollande et encourage l'Angleterre pour lui faire la guerre. Il négocie avec le Portugal pour frapper dans le dos de l'Espagne avec laquelle il a fait alliance. Et il a besoin de moi, Rakoczi, pour affaiblir l'empereur d'Allemagne. Ce qui ne l'a pas empêché de soutenir ce même empereur à Saint-Gothard, contre les Turcs. Ce qui ne l'empêche pas de réclamer le droit des capitations signé avec ces mêmes Turcs. C'est un très grand roi, très secret et très habile. Personne ne le connaît. Et il fera de vous tous des marionnettes sans âme.
Angélique serra son manteau sur ses épaules. Les paroles du Hongrois lui donnaient une curieuse impression de chaud et froid. Elle en était irritée jusqu'au bout des ongles et elle l'écoutait avec fascination.