– À vous entendre on ne sait si vous le haïssez ou si vous l'admirez.
– Je hais sa fonction. Je l'admire en tant qu'homme. Il est le plus Roi de tous ceux que j'ai connus. Dieu merci ce n'est pas le mien. Car celui qui l'abattra de son trône n'est pas né.
– Vous avez une curieuse mentalité. Vous parlez comme un badaud de la foire Saint-Germain qui n'aurait d'autre but que jouer au jeu de massacre avec les têtes de roi.
Loin de se froisser de sa réflexion, le prince étranger s'en amusa.
– J'aime la gaieté des Français. Quand je me promène dans Paris je suis surpris de la gaieté de tous ceux que je croise. Il n'est pas un artisan dans son échoppe qui ne chante ou qui ne siffle un refrain pendant qu'il travaille. Ils m'ont dit que c'était pour oublier leurs malheurs. Les têtes que l'on voit derrière les vitres des carrosses sont moins gaies. Pourquoi ?... Les grands de ce royaume n'ont-ils même pas le droit de chanter pour oublier leurs malheurs ?...
Le carrosse venait d'arriver devant l'hôtel du Beautreillis. Angélique se demandait comment elle allait congédier cet homme sans le froisser lorsqu'il sauta de lui-même à terre et lui tendit la main pour l'aider à descendre.
– Voici votre hôtel. Moi, j'avais un palais.
– Vous ne le regrettez pas ?
– C'est quand l'on est détaché des biens de ce monde que l'on commence vraiment à jouir de la vie. Madame, n'oubliez pas ce que je vous ai demandé.
– Quoi donc ?
– D'être ma femme.
– C'est une plaisanterie ?
– Non. Vous me prenez pour fou parce que vous n'avez pas l'habitude de rencontrer des hommes passionnés et sincères. La passion de toute une vie peut naître en une seconde. Alors pourquoi ne pas l'avouer aussitôt ? Les Français mettent leurs sentiments comme leurs femmes dans des corsets de fer. Venez avec moi. Je vous délivrerai.
– Pas du tout. Je tiens à mon corset, dit Angélique en riant. Adieu Monsieur, vous me faites dire des sottises.
Chapitre 6
De retour à Versailles dans la matinée, Angélique s'en fut aussitôt chez la Reine, pour essayer de savoir si elle devait considérer que sa petite charge d'adjointe à la dame d'atours était encore la sienne.
On lui dit que la reine était sortie avec ses dames d'honneur afin de descendre au village de Versailles visiter le curé de la paroisse. La reine était en chaise, les dames à pied, personne ne devait être encore bien loin.
Pour les rejoindre, Angélique sortit à son tour.
Comme elle traversait le parterre du Nord, une grêle boules de neige s'abattit sur elle. Se retournant pour faire face au mauvais plaisant, elle fut atteinte par un nouveau projectile qui lui ferma la bouche. Elle trébucha, glissa et s'effondra dans un grand envol de jupes et un nuage de poudre blanche.
Péguilin de Lauzun riant aux éclats sortit de derrière un massif. Angélique était furieuse.
– Je me demande jusqu'à quel âge vous continuerez ces plaisanteries de basochien. Aidez-moi au moins à me relever.
– Que nenni ! s'écria Péguilin qui bondit sur elle, la roula dans la neige, l'embrassa, lui chatouilla le nez avec son manchon et fit si bien qu'elle n'eut plus qu'à demander grâce en riant.
– Voilà qui va mieux, dit-il en la remettant sur ses pieds. Je vous ai vue venir portant le diable en terre et cela ne sied ni à Versailles ni à votre ravissant minois. Riez ! Riez !...
– Péguilin, avez-vous oublié le grand malheur qui m'a frappée il y a si peu de temps encore ?
– Oui, j'ai oublié, fit Péguilin légèrement. Il faut oublier comme on nous oubliera lorsque ce sera notre tour de rendre des comptes au Créateur. D'ailleurs vous ne seriez pas revenue à la Cour si vous n'aviez pas l'intention d'oublier. Trêve de philosophie. Petite, il faut que vous m'aidiez.
Il lui prit le bras et l'entraîna dans le dédale des ifs taillés que l'hiver transformait en une gentille armée de pains de sucre.
– Le Roi vient de donner son consentement à notre mariage, fit-il mystérieusement.
– Quel mariage ?
– Eh bien ! Celui de Mlle de Montpensier avec cet obscur gentilhomme gascon qui se nomme Péguilin de Lauzun. Voyons, vous n'êtes pas au courant ? Elle est folle de moi. Elle a plusieurs fois supplié le roi de la laisser m'épouser. La reine, Monsieur, Madame, ont poussé de hauts cris en faisant remarquer qu'une telle union était contraire à la dignité du trône. Pfft... le roi est juste et bon. Il m'aime. Il ne croit pas d'ailleurs avoir le droit d'imposer le célibat à sa parente, qui, parvenue à quarante-trois ans, ne peut plus prétendre à une main illustre. Enfin, malgré les criailleries de ces coquines, il a dit : OUI.
– Est-ce sérieux, Péguilin ?
– Tout ce qu'il y a de plus sérieux !
– Cela m'attriste.
– Vous avez tort. Je vaux bien le roi de Portugal, qui avait brigué naguère la main de Mademoiselle, un gros porc couvert d'ulcères, ou le prince de Silésie, un enfant au maillot, qu'elle eut parmi ses prétendants.
– Ce n'est pas pour elle que je m'attriste, mais pour vous.
Elle s'arrêta afin de regarder ce visage familier d'où la jeunesse ne s'effacerait pas de sitôt. Les yeux toujours pétillants malgré la flétrissure légère des paupières.
– Quel dommage ! soupira-t-elle.
– Je serai duc de Montpensier, continuait Péguilin et je vais recevoir du même coup de magnifiques apanages. Au contrat Mademoiselle m'abandonne à peu près vingt millions6 . Sa Majesté est en train d'écrire à toutes les cours pour annoncer le mariage de sa cousine. Angélique, je crois rêver. Dans mes ambitions les plus grandes jamais je n'eusse aspiré si haut : Le roi sera mon cousin ! Je ne peux y croire encore. Et c'est pourquoi j'ai peur. Et vous devez m'aider.
– Je ne vois pas en quoi ? Vos affaires sont en si bonne voie.
– La fortune est capricieuse, hélas ! Tant que je ne serai pas uni à cette charmante princesse je ne dormirai pas tranquille. J'ai beaucoup d'ennemis. M. de Condé et son fils le duc d'Enghien sont enragés contre moi. Pouvez-vous user de votre charme pour d'une part calmer M. le prince auprès duquel vous avez beaucoup de crédit, de l'autre rassurer le roi, qui risque de se laisser influencer par leurs cris. Mme de Montespan m'a déjà promis son appui, mais je ne suis pas si sûr d'elle. Dans ce genre de politique je pense que deux maîtresses valent mieux qu'une.
– Je ne suis pas la maîtresse du roi, Péguilin.
Le gentilhomme pencha la tête à droite et à gauche comme un oiseau moqueur qui guette une ritournelle.
– Peut-être bien ! Mais c'est peut-être pire, chantonna-t-il.
Ils étaient sortis par les jardins et se trouvaient devant les grilles de la grande cour. D'un carrosse qui y pénétrait une voix d'homme les héla :
– Hé ! Ho ! Ho !
– Vous êtes très demandée à ce que je vois, dit Péguilin. Je ne veux pas vous retenir. Puis-je compter sur votre aide ?
– Absolument pas. Mon intervention vous nuirait plutôt.
– Ne me refusez pas. Vous ignorez votre pouvoir. Vous ne voulez pas l'admettre, mais le flair d'un vieux courtisan comme moi ne peut s'y tromper. Je l'affirme : vous pouvez tout auprès du roi !
– Sottise, mon pauvre ami.
– ...Vous n'y comprenez rien, vous dis-je. Vous êtes au cœur du roi comme une épine, déchirante et délicieuse, sentiment qui le déconcerte d'autant qu'il n'en a jamais connu de telle sorte. Femme si proche il ne croit pas vous désirer... Il croit vous atteindre, mais vous fuyez... Et votre absence, à son étonnement, le jette dans des tourments indicibles.