Выбрать главу

– Chut !

Une pendule au timbre argentin égrena son carillon dans le lointain. Angélique savait qu'elle n'avait pas dormi longtemps. Il était à peine minuit ! C'était l'heure fugitive où, quand il n'y avait ni bal ni médianoche, ou féerie nocturne, le grand palais de Versailles faisait silence pour un bref repos.

Angélique se pencha, encore à la recherche de sa mule et dans ce mouvement elle découvrit sur la gauche, près de l'alcôve, tracé comme par un fin pinceau de lumière le rectangle d'une petite porte. Elle ne l'avait jamais remarquée. C'était la lueur d'une bougie tressautante derrière cette porte qui la lui révélait. Quelqu'un se tenait là et dont la main tâtonnait cherchant le pêne invisible de la serrure. Il y eut un léger déclic. La raie de lumière s'élargit tandis que l'ombre d'un homme s'étirait sur la tapisserie du mur.

– Qui vient là ? Qui êtes-vous ? demanda Angélique à voix haute.

– Je suis Bontemps, le premier valet de chambre du roi. Ne craignez rien, Madame.

– Oui, je vous ai reconnu, monsieur Bon-temps. Que me voulez-vous ?

– Sa Majesté a le désir de vous voir.

– À cette heure ?

– Oui, Madame.

Angélique s'enveloppa de sa robe de chambre sans un mot. Le petit appartement POUR Madame du Plessis-Bellière était luxueux mais il cachait ses pièges.

– Puis-je vous faire attendre un instant, monsieur Bontemps ? Je voudrais me vêtir.

– Je vous en prie, Madame. Ayez cependant la bonté de ne pas réveiller vos suivantes. Sa Majesté souhaite que la plus grande discrétion soit observée et que l'existence de cette porte dérobée ne demeure connue que de quelques personnes de confiance.

– J'y veillerai.

Elle alluma sa propre chandelle au flambeau de Bontemps et passa dans le cabinet voisin. « Il n'y a pas grand-chose au monde qui te fasse peur », lui avait dit Raymond. C'était vrai. Elle avait gagné, en sa dure expérience, le goût de faire face au danger plutôt que de se dérober et de fuir. Elle claquait des dents mais c'était de nervosité et de froid.

– Monsieur Bontemps, ayez l'obligeance de m'aider à agrafer ma robe, je vous prie.

Le valet de chambre de Louis XIV s'inclina et posa son bougeoir sur une console.

Angélique avait de la considération pour cet homme affable, d'une distinction sans servilité et dont la situation n'était pas toujours enviable. Il était responsable de la Maison du Roi, et du logement et du ravitaillement de toute la population de la Cour. Louis XIV, qui ne pouvait s'en passer, se déchargeait sur lui de mille détails. Plutôt que de l'importuner au mauvais moment Bontemps n'hésitait pas à payer de sa personne. Le roi avait été jusqu'à lui devoir 7 000 pistoles avancées pour les tables de jeu et les loteries. Angélique, penchée vers le miroir, écrasa un peu de rose sur ses pommettes. Son manteau était dans la chambre occupée par ses filles d'honneur. Elle haussa les épaules et dit :

– Tant pis. Je suis prête, monsieur Bontemps.

Ses lourdes jupes ne s'introduisirent qu'avec peine dans la porte dérobée. Celle-ci refermée sans bruit, la jeune femme se trouva dans un étroit couloir à peine de la hauteur et de la largeur d'un homme. Bontemps lui fit monter un petit escalier en tournevis, puis redescendre trois marches. Le boyau, long comme un tunnel, s'enfonçait devant eux. Il tournait et retournait, coupé de cabinets ou de petits salons clos, qu'elle devinait meublés sommairement par un lit, un tabouret ou un secrétaire, et destinés à quels hôtes mystérieux, à quelles rencontres ?

Un Versailles insoupçonné se révélait, celui des espions et des domestiques, des entrevues secrètes, des visites incognito, des tractations inavouables, des rendez-vous clandestins. Un Versailles obscur, creusé dans l'épaisseur des murs et entrelaçant son labyrinthe invisible autour des salles lumineuses et dorées du grand jour. Après la traversée d'un dernier réduit où une banquette et un carreau de tapisserie semblaient attendre les visiteurs d'une cité souterraine, une porte s'ouvrait sur un plus vaste espace. Le plafond, brusquement haussé, révélait une pièce des grands appartements. En regardant autour d'elle Angélique se reconnut dans le cabinet du roi. Deux chandeliers à six branches posés sur la table de marbre noir y reflétaient leurs lumières et révélaient la présence du souverain, studieusement penché sur son travail. Devant la cheminée, où le feu craquait, trois grands lévriers sommeillaient. Ils se dressèrent à demi avec un léger grondement puis reprirent leur pose. Bontemps tisonna le feu, y posa une bûche, se recula et se fondit comme une ombre dans la muraille.

Louis XIV, les doigts posés sur sa plume, releva la tête. Angélique le vit sourire.

– Prenez place, Madame.

Elle s'assit dans l'expectative sur l'extrême bord d'un fauteuil. Le silence se prolongea un assez long moment. Aucun bruit ne parvenait jusque-là, amorti par les lourds rideaux bleus à fleurs de lys d'or, tirés devant les fenêtres et les portes. Le roi se leva enfin, et vint se planter devant elle, les bras croisés.

– Alors, vous n'avez pas encore sonné l'attaque ? Pas un mot ? Pas une protestation ? On vous a pourtant tirée de votre sommeil ? Que faites-vous de votre hargne ?

– Sire, je suis aux ordres de Votre Majesté.

– Que cache cette humilité soudaine ? Quelle réplique cinglante comme un coup de fouet ? Quelle boutade ?

– Votre Majesté est en train d'esquisser le portrait d'une harpie, qui me rend bien honteuse. Est-ce là l'opinion que vous avez de moi, Sire ?

Le roi ne répondit pas directement.

– Le Révérend Père Joseph m'a vanté pendant plus d'une heure vos mérites. C'est un homme de bon sens, à l'esprit ouvert, de grande science et j'apprécie ses conseils. J'aurais donc mauvaise grâce à ne pas vous donner l'absolution, quand les grands esprits de l'Église étendent sur vous la protection de leur indulgence. Quelle réflexion vous suggère ce que je viens de dire, pour provoquer votre sourire moqueur ?

– Je ne m'attendais pas à être appelée à cette heure de la nuit pour entendre vanter les mérites de votre austère aumônier.

Le roi se mit à rire.

– Petite diablesse !

– Soliman Bachtiari bey m'appelle Fouzoul-Khanoum.

– Ce qui veut dire ?

– La même chose. Et voici la preuve que le roi de France et l'ambassadeur du Shah de Perse peuvent avoir des vues communes sur un même point.

– Nous verrons cela.

Il étendit ses deux mains devant lui, paumes ouvertes.

– Bagatelle, faites votre soumission à votre souverain.

Angélique, avec un sourire, posa ses mains sur celles du roi.

– J'engage ma fidélité au roi de France, dont je suis femme-lige et vassale.

– Voilà qui est bien. Maintenant venez par ici.

D'une pression il la fit lever et l'entraîna de l'autre côté de la table. Une grande carte y était déroulée où, parmi les grillages des latitudes et des méridiens et le vol des Éoles soufflant aux quatre points cardinaux, s'étalait une large tache bleue. Sur cette tache des lettres blanc et or, aux souplesses de broderies, inscrivaient quatre mots prestigieux : « Mare nostrum – Madré nostrum », vieille appellation donnée encore par les géographes à la Méditerranée, berceau des civilisations : « Notre mer – Notre mère ». Le roi désigna du doigt quelques lieux.

– Ici, la France... Là, Malte. Là, Candie, dernier bastion du christianisme. Ensuite nous tombons sous le pouvoir des Turcs. Et, comme vous le voyez, la Perse est là, ce lion sur un soleil levant, entre le croissant de la Turquie et le tigre de l'Asie.